Suite

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MYLÈNE. — C'est vrai. Mais le reste est très bien quand même.

LÉNA. — Tu peux me dire, tu sais.

MYLÈNE. — Mais je te le dis, c'est très bien. Tout est très bien.

LÉNA. — Qu'est-ce que tu as préféré ?

MYLÈNE. — Tout. Je sais pas. Toi.

LÉNA. — Alors pourquoi tu es partie si vite ?

MYLÈNE. — Pourquoi tu étais bourrée si vite ?

LÉNA. — Arrête, j'ai rien bu. Deux verres. Tu n'as pas aimé mes

camarades ?

MYLÈNE. — Si. Enfin j'en sais rien.

LÉNA. — Bien sûr que non, tu es partie trop vite.

MYLÈNE. —J'étais fatiguée. J'ai cours demain. (Silence.) Je ne m'attendais pas à ça.

LÉNA. — C'est mes camarades que tu appelles « ça » ?

MYLÈNE. — Je ne m'attendais pas à ce que ça recommence. Comme avant. Comme à l'école.

LÉNA. — Tu te prends trop la tête. Mes amis étaient ravis de faire ta connaissance.

MYLÈNE. — Tu m'étonnes.

LÉNA. — Enfin, de te rencontrer.

MYLÈNE. — Tu sais ce qu'ils m'ont dit ?

LÉNA. — Mais oui. Il n'y a rien de grave. Arrête de te prendre la tête. On rigole.

MYLÈNE. — Ils te prennent pour une folle.

LÉNA. — Mais non. Ils adorent cette histoire.

MYLÈNE. — Comment tu as pu leur raconter ? Tu racontes ça à tout le monde ?

LÉNA. — Seulement à ceux qui le méritent.

MYLÈNE. — Qui le racontent ensuite à leurs amis.

LÉNA. — Mais qu'est-ce que ça peut te faire ? Tu ne les connais pas.

MYLÈNE. — Ça t'est égal qu'on te prenne pour une folle ?

LÉNA. — Ça t'est égal qu'on me prenne pour une folle. Normalement.

MYLÈNE. — Quand on était gamines. Mais maintenant.

LÉNA. — Tu t'inquiètes pour ma réputation ?

MYLÈNE. — On ne sait jamais. Maintenant que la pièce marche bien, tu vas être connue. Tu n'as pas peur qu'on vienne fouiller dans notre vie ?

LÉNA éclate de rire.

LÉNA. — C'est vraiment très mignon. Mais ça devrait aller. J'ai encore de la marge.

MYLÈNE. — Et moi, alors ? Je vais bientôt commencer à travailler avec des enfants. Qu'est-ce qui se passera si un des parents d'élèves apprend que la maîtresse prétend être deux personnes ?

LÉNA hausse les épaules et fait les cent pas en silence, visiblement énervée.

LÉNA. — Les médecins, les infirmiers, ils doivent se blinder. Et tous ceux qui côtoient la mort ou l'horreur d'un peu trop près, ceux qui travaillent avec la mort, ceux qui luttent contre la mort, ceux qui luttent contre la maladie, ceux qui luttent contre la guerre, ceux qui luttent contre la faim, ceux qui enterrent des corps d'enfants, ceux qui photographient des enfants mourants, ceux qui ferment les yeux morts d'enfants, tous ceux-là, ils doivent se blinder. Ils doivent se blinder ou alors exploser. Ils doivent se blinder ou alors imploser. Ils doivent se blinder pour pouvoir continuer, continuer à soigner, continuer à aider, continuer à témoigner.

Continuer à faire quelque chose. Continuer à avancer. Ils doivent se blinder en oubliant que ces enfants ressemblent à ceux qu'ils ont été, en oubliant que ces enfants pourraient être les leurs, en oubliant que ces enfants ont des rêves et une peluche préférée, en oubliant que ces enfants ont des parents, en oubliant que ces enfants ont un prénom, en oubliant que ces enfants sont des enfants, et pas seulement des pertes civiles, et pas seulement des maladies orphelines, et pas seulement des cas intéressants, et pas seulement des actualités brûlantes, et pas seulement des corps, et pas seulement des images.

Ils se blindent pour ne pas exploser, ou alors ils arrêtent : ils changent de métier, ils changent de pays, ils respirent du monoxyde de carbone, ils changent de vie.

Parce qu'il faut être blindé pour pouvoir continuer. Et c'est ce qui nous arrive à tous. On ouvre un journal, on allume la télé, et le monde nous saute à la gueule. La première fois on est choqué. La deuxième fois on est bouleversé. La troisième fois on est révolté. On fait quelque chose, peut-être.

On signe un chèque, on signe une pétition, on va manifester, on fait une minute de silence. Et puis la dixième fois ? Et puis la centième fois ?

On continue à être navré, mais quoi ? Ça ne nous empêche pas de préparer le dîner. Parce que si on restait prostré dans son lit en pensant que ces gosses pourraient être les nôtres, ça les avancerait bien, et ce serait nos gosses à nous qui crèveraient de faim. Alors on se blinde. Et la millième fois qu'on voit la même image, ça ne nous fait plus rien.

Silence.

MYLÈNE. — Et donc ?

LÉNA. — Et donc ?

MYLÈNE. — Je peux te prendre deux cents grammes de riz ?

LÉNA. — Est-ce que tu as seulement écouté ce que j'ai dit ?

MYLÈNE. — J'ai entendu. Est-ce que je peux te prendre deux cents grammes de riz, c'est tout ce que je voulais savoir.

MILENAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant