1 - Hôtel Kronenhof

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L É O N I E


Tout en buvant mon café, je profite de la vue. La baie vitrée de mon appartement m'offre un panorama sans obstacle. Une trentaine de centimètres de neige a recouvert le paysage pendant la nuit. C'est absolument magnifique. Les montagnes sont éclatantes sous leur couche de poudreuse fraîche, illuminées par les premiers rayons de soleil. Les premières traces de skieurs aux aguets marquent l'or blanc du sommet jusqu'au bord des pistes.

Si un jour quelqu'un m'avait dit qu'à vingt-cinq ans, je deviendrais cheffe de rang dans un des hôtels les plus prestigieux de Suisse, je lui aurais certainement ri au nez. Si je continue sur cette lancée, sans faire d'erreur, je ne doute pas de réussir à m'élever au niveau de maître d'hôtel. Monsieur Bowers m'a dit que j'avais les compétences, mais qu'il me manquait juste de l'expérience.

La porte de l'appartement fermée à clé, mes pas m'emmènent à l'hôtel, situé à cinq minutes à pied. Les rues s'éveillent au rythme des premiers commerces qui s'ouvrent. En passant devant le boulanger, la bonne odeur du pain frais vient chatouiller mon nez. Le froid matinal me mord la peau. Je fais attention à ne pas être éclaboussée par la neige déblayée sur la route. Les employés communaux continuent de dégager les rues. J'accélère mon allure afin de me réfugier au chaud.

Je rentre par la porte de service. Laurent, l'agent de sécurité, est fidèle au poste, avec son air sérieux et son costume élégant qui lui va à merveille.

— Bonjour, Léonie, m'accueille-t-il, quand j'arrive à sa hauteur.

— Bonjour, Laurent, réponds-je en souriant.

Je prends mon pass, aligné sur sa droite avec les autres, et sa main se pose sur la mienne, interrompant mon action. Agacée, je serre les dents et musèle mes mots acides. Ces dernières semaines, ces gestes se répètent de plus en plus souvent.

— Tu veux qu'on aille boire un verre, après ton service, ce soir ? me demande-t-il de manière à ce que personne ne puisse l'entendre.

— Désolée, mais je suis déjà prise, m'excusé-je.

En fait, je n'ai rien de prévu.

Je retire ma main et rejoins les vestiaires où je change de chaussures et dépose mes affaires dans mon casier. Un dernier regard dans la glace me montre que ma tenue et ma coiffure sont toujours bien en place. Parfaite. Je file rejoindre mon supérieur.

Je pénètre dans la salle de réunion. Monsieur Bowers attend que tout le monde se présente. Son visage est fermé. Il est concentré. Je manifeste mon arrivée en toquant contre la porte et le salue poliment.

— Bonjour, mademoiselle Max. Pile à l'heure, telle une montre suisse, remarque-t-il, satisfait.

Un sourire vient étirer mes lèvres en découvrant ce visage familier et chaleureux. Des cheveux coupés courts entourent sa tête dont le sommet est lisse. Ses yeux bleu clair et pétillants de vie me regardent, entourés de rides. À mon arrivée, il m'a prise sous son aile et m'a formée avec discipline. C'est grâce à lui que j'ai pu évoluer au sein de l'hôtel. Un véritable mentor qui a tout mon respect.

Des collègues nous rejoignent. Toute notre attention est focalisée sur les paroles du maître d'hôtel, riches en directives. Aujourd'hui, aucune erreur ne sera acceptée. Nous recevons les conseillers fédéraux. Il faut que le service se déroule sans aucun faux pas, il en va de la réputation de l'établissement.

Accompagnée de trois collègues, je me dirige vers la salle privatisée pour l'occasion. Pour la première fois, des employés vont être sous ma responsabilité. Même si c'est gratifiant, j'ignore si je serai à la hauteur.

Après la mise en place, nous finissons de dresser la table. La meilleure salle a été réservée. Rénovée il y a peu, elle aborde un style victorien d'époque dont le charme n'a pas été altéré par le temps. Le parquet clair d'origine grince par endroit. Les lustres de cristal brillent au-dessus de nos têtes et les lumières tamisées confortent la chaleur du rouge et du doré des occultants. Cette pièce est digne du château de Versailles. Seul le tissu blanc des nappes et des chaises atteste de leur modernité.

Je nous félicite intérieurement. Nous avons le temps de nous accorder une pause et un café, avant qu'ils se présentent à l'entrée. Nous allons dans les cuisines où de nombreuses odeurs délicieuses éveillent notre appétit et nous profitons pour piquer un petit truc à manger, espérant échapper au regard du chef, tels des enfants.

Tout en dînant, assise à une petite table placée dans un coin, j'observe la cuisine. Une ambiance familiale y règne. Les employés se tutoient et se croisent sans jamais se rentrer dedans, comme des danseurs dans une chorégraphie parfaitement synchronisée. J'ai toujours trouvé cette organisation fascinante. Les plats prêts sont emportés par les serveurs afin de régaler les clients. Moi qui suis nulle en cuisine, combien de fois j'ai voulu emporter une assiette ou kidnapper le chef.

Il est midi pile et nos convives viennent de passer les portes de la salle. Droite comme un I, les mains croisées devant moi, mon regard balaie la pièce à la recherche du moindre défaut. Il n'y a rien à signaler. Chaque serveur est à sa place, prêt à entrer en scène.

— Bonjour et bienvenue, m'exclamé-je chaleureusement à leur attention.

Ils me répondent avec politesse. Monsieur Bowers me gratifie d'un léger sourire, me confirmant avec retenue qu'il est satisfait de mon travail.

Afin d'assurer le bon déroulement de l'événement, aucun média n'est autorisé au sein du restaurant, ni même de l'hôtel. Un service de sécurité avec fouille a été mis en place. Dès que les conseillers sont installés, mon équipe et moi-même nous activons pour rendre ce moment exceptionnel.

L'entrée a été appréciée, les assiettes sont vides et nous les débarrassons. Quelques minutes plus tard, nous déposons le plat principal : une pièce de Filet de Bœuf à la Plancha et ses champignons. Le tout est accompagné d'une sauce au vieux Balsamique. Les conseillers manifestent leur contentement et sourient, impatients de déguster ce repas. Le chef s'est surpassé et continue d'impressionner. J'aurais bien mangé un morceau du dessert prévu : un délicieux fondant au chocolat, arrosé d'un coulis de framboise et son sorbet à la poire.

Quand ils ont terminé, je pars chercher les cafés et les digestifs à l'Abricotine, tandis que mes deux subalternes finissent de débarrasser. Tout se déroule à merveille : les conseillers sont ravis et souriants. Les discussions vont bon train et, étonnamment, la politique ne fait pas partie des sujets mis sur la table. Ils sont là pour se détendre.

Au bar, je pose les sept verres sur mon plateau et les remplis de l'eau-de-vie, lorsqu'une conversation parvient à mes oreilles.

— Monsieur, s'il vous plaît, calmez-vous. Je ne peux pas vous resservir. Si vous n'êtes pas satisfait, allez à la réception et demandez à voir le directeur, tente de se défendre Lucas, le barman.

— C'est totalement inadmissible ! hurle l'homme, hors de lui et visiblement très alcoolisé.

C'est un peu tôt pour être fin gelé.

Je regarde ce guignol s'agiter dans tous les sens et insulter le barman, me faisant grimacer. Dès que les cafés sont prêts, je les ajoute sur mon plateau chargé, puis prends la direction de la salle. Concentrée pour éviter les clients qui ne font pas attention à mon chargement, j'entends une chaise tomber et l'homme jurer, ce qui me fait lever les yeux au ciel.

Je sors de la zone dubar pour arriver dans le hall d'entrée. Soudain, quelque chose entre encollision avec mon corps. Déséquilibrée, j'atterris à plat ventre. Les verreséclatent sous moi en plusieurs morceaux et rentrent dans ma peau. Un petit cride douleur m'échappe.

Mission échouée [Édité]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant