FRAGMENT 10

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Namjoon marche dans le salon, sans raison, sans but. Il ère, traîne des pieds contre le parquet froid. Il regarde tous les murs, il regarde la cuisine au fond, il regarde la porte de son bureau fermé, il regarde le canapé. Le piano. Vide. Tout est vide.

Où es-tu allé.
Où t'es-tu enfui.
Pourquoi tu n'es plus ici.
Je suis désolé.
Tellement désolé.

Yoongi n'a jamais eu d'appareil électronique. Dès son enfance, il a toujours détesté ces choses-là. Alors dès qu'il a pu, dès qu'il est devenu indépendant, il s'est arraché la puce que tous les enfants se font implanter au poignet, pour tout mesurer. Il s'est débarrassé de tout ce qui le coupait du Monde, le vrai. Yoongi n'est pas joignable, autrement qu'avec des regards et des paroles. Yoongi est parti, et Namjoon n'a aucun moyen de savoir où il se trouve. Aucun.

Devant le piano, il retire le feutre qui cache les touches pures. Il les effleure, toujours debout, et appuie sur l'une d'entre elles. Un son chaud s'en échappe. Un son vide de sens, mais empli de couleurs, incandescence. Il l'écoute se dissoudre dans l'air, et voit toutes les couleurs s'éteindre. Ce sont les couleurs de Yoongi, qu'il refuse d'abandonner. Alors il appuie sur cette même touche, encore, il s'acharne dessus. Le son résonne, mais finit toujours par se dissiper. Il se demande, comment Yoongi faisait, pour que ses mélodies semblent si éternelles. Il se demande comment il rendait tout ça si vrai.

Laissant le piano se reposer, arrêtant d'y déverser toute sa haine, il s'enfonce dans le canapé, se retient de pleurer. Puis il repense, à toutes les fois où, même inconsciemment, il lui a reproché de sembler inexpressif. A toutes les fois où il se disait qu'il préférerait que Yoongi parle plus, sourie plus, s'exprime plus. Il réalise que c'était comme s'il lui demandait de ne plus être Yoongi. Ça le frappe. Le tourmente.

- Je t'aime comme tu es, tu sais. dit-il, conscient du vide.

Ces mots s'évaporent, comme des notes insensées. Il n'essaie pas de les rattraper, espère que quelque part, ils le rejoindront.

Namjoon le sent. Son cœur, qui s'exprime. Qui bat si fort qu'il ébranle chaque partie de son corps, si fort qu'il expulse des larmes hors de ses yeux, pourtant enfouies au plus profond de lui-même. Il pleure, sent sa gorge qui se serre.

Devant ses yeux, un panneau apparaît. Affreusement concret, avec des chiffres. C'est un panneau qui lui affiche sa douleur, qui la mesure. Namjoon se demande comment est-ce qu'un objet si ridicule peut avoir une seule idée, de l'ampleur de cette douleur. Il se demande comment est-ce que toutes ces connections électroniques peuvent avoir la moindre hypothèse, sur ce que ces sentiments peuvent provoquer comme conséquences, sur ce que le cœur peut endurer.

Tout ça est absurde.

Alors il comprend. Pour la première fois, il a l'impression de vraiment, réellement, sincèrement comprendre Yoongi. Pourquoi il pensait qu'un instant de vie ne pourrait jamais être remplacé par une vidéo. Pourquoi il détestait tant ces lentilles.

Les chiffres sur le panneau augmentent. Ils montent sans s'arrêter, à une vitesse exorbitante. Et même comme cela, ils n'ont aucun sens. Même comme cela, ils ne s'approchent pas une seule seconde de la vérité, de la réalité.

Namjoon regarde ailleurs, tourne la tête, la secoue. Rien à faire. Le panneau est toujours là. Les lentilles le suivent, son travail le poursuit, sans jamais le lâcher.

Alors il se relève, et fonce dans son bureau. Il s'assoit, regarde tous les plans, qui n'ont plus le moindre sens. Ces plans le rendent fou, ils lui ont volé Yoongi, ils lui ont causé ce qu'ils essaient désormais de mesurer. Pris de rage bestiale, il les déchire. Quelque part, il sait qu'ils sont tous stockés sur un ordinateur, alors il les arrache tous, dans une fureur incontrôlable, et les chiffres ne cessent de croitre. Il les réduit en miettes, qui n'ont plus aucun sens.

Quand il n'y a plus qu'une montagne de confettis inutiles sur la table, il ne se sent pas plus léger, ni réparé. Son cœur n'est pas pansé. Les chiffres augmentent, sont toujours là. Alors Namjoon brave les océans qui noient ses yeux, il y plonge ses pauvres doigts tremblants, et exerce une légère pression sur ses orbes engloutis par la douleur. Le panneau s'éteint. Les chiffres ne sont plus présents. Les lentilles reposent dans le creux de sa main. Elles ne sont plus que de fines couches transparentes, légèrement brillantes ; des objets inexistants, qu'on ne peut voir qu'à la lumière. Un rien.

Namjoon les range dans leur boîte, et sort de son bureau.

Pour la première fois, il voit le salon, sans aucun filtre.

Regarde-Moi - NamgiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant