Contes de la Fin des Temps

Chapitre 1 : Préparation

Une tasse de thé dans une main, j'ouvre la baie vitrée du petit salon. Curse fume sa cigarette, assis sur l'unique chaise de la terrasse, apparemment à deux doigts de céder sous son poids. Je lève un sourcil, surpris qu'il ne soit pas déjà les fesses sur le sol. Mon compagnon ne prend même pas la peine de tourner la tête vers moi alors que je le rejoins sur la dalle en béton, frissonnant à la morsure du froid de l'hiver.

« T'es sûr qu'il est ici ? me demande-t-il.

- Non.

- Qu'est-ce qu'on fout là, alors ? »

Je décide de ne pas répondre. Je m'approche de la balustrade et j'observe Antony. Que cette ville est triste ! L'appartement a beau se trouver à deux minutes à peine du parc de Sceaux, la vue n'a rien de sympathique : de grandes barres d'immeuble aussi loin que je porte le regard, et le bruit du RER en fond sonore.

Qu'est-ce qu'on fait ici ? Bonne question. Je suis pris d'un soudain énervement. Curse sait pourquoi on est venu ! Si Selene a raison, il est tout près. Six ans maintenant qu'on suit sa trace sans parvenir à l'attraper. Malgré tous nos efforts, il nous échappe encore et toujours.

Derrière moi, j'entends le four à micro-ondes se mettre en route. Je me retourne brièvement et j'aperçois la longue chevelure blonde de Selene, en partie cachée par le comptoir du bar de la cuisine.

Aucun de mes deux compères ne l'admettra, mais je crois qu'ils ont perdu espoir. Je dis ça, mais si ça se trouve, ce n'est que moi qui projette sur eux mes propres doutes. Nous n'en avons pas encore parlé, mais nous savons tous les trois qu'il s'agit de notre dernière mission. Il arrive un moment où le parfum de la vengeance se transforme en une vieille odeur de corps en décomposition, et c'est là qu'il faut accepter de remettre les cadavres en terre et tourner la page. L'idée même de me résigner à cela est une douleur. Comment avons-nous pu en arriver là ?

« Curse. T'es prêt à démarrer ?

- Ouais. Juste le temps d'allumer la bête et c'est bon. Tu veux pas laisser Selene bouffer tranquille avant ? Je crois qu'elle vient de se faire chauffer la gamelle.

- Non. Elle mangera en même temps. Si on est toujours décidé pour passer à l'action ce soir, il ne faut pas tarder.

- C'est toi qui vois. »

Je pousse un grognement. Je déteste quand il fait ça. Ce n'est pas moi le chef. Je ne devrais pas avoir à donner des ordres comme cela. Il sait que cela m'irrite au plus haut point.

Curse se hisse avec difficulté de sa chaise et la tord un peu plus alors qu'elle émet un crissement de protestation. La terrasse est si étroite et l'homme si large que je dois me presser contre la balustrade pour le laisser passer. Je le regarde se baisser pour ne pas se cogner au rail supérieur de la baie vitrée quand qu'il rentre dans le vieil appartement. Avant de le suivre à l'intérieur, je lève la tête vers le ciel. Malheureusement, les lumières de la ville me cachent les étoiles. Je n'aime pas être privé ainsi de visibilité sur l'avenir. Ça m'angoisse.

Je referme la fenêtre derrière moi pour éviter au vent glacial de refroidir la pièce déjà difficile à chauffer. Curse attrape son ordinateur portable sur la table de la salle à manger, puis se vautre lourdement dans l'unique fauteuil du salon. Pour ma part, je m'assois en face de lui, dans le canapé au cuir gris craquelé par des années de manque d'entretien. Selene m'y rejoint.

Curse me regarde par-dessus ses petites lunettes rondes alors qu'il commence à taper frénétiquement sur son clavier. Ses yeux, étincelants d'intelligence, me mettent mal à l'aise. Il fait souvent cette impression à ces interlocuteurs. Il est brillant, c'est indéniable. Malheureusement, ça lui donne parfois un air condescendant. Je ne suis pas sûr qu'il le fait exprès, cela dit. Il tient simplement pour évident nombre de raisonnements qui ne le sont pas a priori. Il peut montrer son impatience à ceux qui ne sont pas arrivés aussi vite que lui à ses conclusions. Ce n'est pas très agréable, mais je doute qu'il réalise vraiment cela.