Chapitre 2

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Les rues sont parsemées de bruits. Tous différents. Des pas. Des moteurs. Le roucoulement d'une femme au téléphone avec son mari. Les rires gras d'un attroupement de fêtards, alors que nous ne sommes qu'en début de soirée.

Je n'aime pas vraiment la ville. Il y a trop de gens à mon goût, trop de regards proche de la moquerie au moindre faux pas. Des yeux qui vous jugent si vous faites un mouvement de trop. Pourtant, c'est cette ville, avec ces rues sales et abîmées, qui me permet de vivre qui je suis aussi discrètement qu'un moustique dans un attroupement de cousins.
Pourtant mal à l'aise, je me tortille pour remettre mon binder en place. Ce dernier m'écrase la poitrine, et m'empêche presque de respirer à mon aise. Pourtant, pour rien au monde, je ne le retirerai. Je passe une main dans mes cheveux courts, presque surpris de les sentir si légers sur mon crâne, avant de redresser la sacoche de mon piano le long de mon dos. Ce dernier pèse lourd contre ma colonne vertébrale, mais mes jambes me portent sans le moindre problème. Elles me mènent là où je souhaite me rendre. Je vais à Nul Part.

La place scintille face à moi. Celle que j'ai baptisé Nul Part, car je ne connais pas son véritable nom. Et je n'ai pas cherché. Après tout, cela a un certain charme de ne pas savoir où nous sommes dans un endroit que nous connaissons.
Le lieu aurait sans doute pu être surnommé la Place de la Statue, si l'on remarque cette dernière en plein centre. Une statue d'or, qui semble représenter un homme debout, doigt tendu droit vers le ciel, comme un souverain qui commanderait les anges. Le soleil couchant accroche la fine couche dorée pour éblouir le monde pointé par cette représentation sans nom.
Les terrasses frémissent sous la fraîcheur, pleine d'odeurs chaleureuses de café et de soupe. Les gens y parlent sans discrétion, sourient, ils s'amusent. Quelques filles se sont rassemblées sous un parasol kaki, et gloussent en se remaquillant. Elles semblent tellement s'amuser que j'aurais presque voulu me joindre à elles. Mais mon silence ne se fissure pas. Je ne bouge pas.
Je vois Anna parmi elles. Elle sourit aussi. Elle rigole avec ses copines, aux prises avec l'une de ces créatures en froufrous pour la possession d'un rouge à lèvres trop carmin. Anna est belle, avec ses fossettes et son petit menton fin.

Je laisse enfin tomber la housse de mon instrument face à moi, autant pour me détourner de cette vision que pour accomplir la tâche à laquelle je me suis assigné. Être amoureux, c'est vraiment une horreur. Mais être amoureux d'Anna, c'est sans doute encore pire. Car tout le monde est amoureux d'Anna, et ça vous fait vous sentir comme un stupide suiveur d'un mouvement de foule. Une foule prête à tout pour se voir offrir ne serait-ce qu'un bonjour de la jeune fille maquillée comme une pom-pom girl. Enfin, c'est l'image que je me fais des pom-pom girls.
Pourtant, la belle blonde est toujours célibataire. Sans doute, aime-t-elle nourrir nos vains espoirs. J'en ais marre d'être amoureux d'elle. Mais c'est si dur de résister à un menton aussi mignon que le sien.

Accroupi au sol à songer à ma triste vie, je me décide à sortir mon arme, puis son support. Je déplie l'objet en fer, pour y déposer avec toute la délicatesse existante mon précieux instrument. Pour finir, j'allume mon piano rutilant.
Jouer devant un public aussi inattentif me stresse autant que cela me détend. Ils sont tous si occupés qu'un pauvre bougre comme moi n'a aucune chance de se faire remarquer, à partir du moment où il joue bien. Je n'ai donc pas le droit à l'erreur, tout en y aillant droit. C'est pour cela que je joue ici, malgré la présence d'Anna. Parce qu'il n'y a que Statue d'Or pour me juger, avec son doigt condamnatoire. Il me suffit d'appuyer sur le bouton marche-arrêt, et tout démarre dans ma tête. Une vague qui vous emporte sans vous laisser le moindre choix.

Mes doigts sont décidés à danser ce soir, et sous les étoiles naissantes, je frôle une des touches blanches, puis une autre, et encore une. Une note, puis une autre, et encore une. Tout cela pour recréer une mélodie, une bulle que j'érige, moi au centre. Brique par brique, onde par onde, une bulle qui me rend transparent. Une bulle qui me protège pourtant de tout.
La musique suit le mouvement, légère et naïve, innocente. Lente, elle prend le temps de gagner en volume sous mes doigts, et ma voix la rejoint bien vite. Rauque au début, elle finit par se calquer sur l'air que je modèle. Quelques têtes se tournent vers moi, celle d'Anna comprise. Ses yeux de glace veulent me transpercer, mais je suis transparent.

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⏰ Dernière mise à jour : Jun 02, 2020 ⏰

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Le Silence de Milo (Ou la redéfinition de la Normalité)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant