Prologue

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— C'est du délire ton truc, ma vieille ! couine Natasha d'une voix nasillarde.

Elle boit son Martini à la paille, tout en faisant un bruit d'aspiration très désagréable avec la bouche. Ma grimace explicite réprobatrice ne fait aucun effet. Tant pis pour elle : à avaler autant d'air, elle sera ballonnée et passera sa nuit à dégager des flatulences.

Mon amie hausse un sourcil, se demandant d'où me vient ce sourire moqueur. Ses cheveux courts, blond-platine, coupés au carré, frisottent autour de son visage rond de poupée. Avec ses grands yeux de biche bleu pâle, on lui donnerait le bon Dieu sans confession. Et pourtant, elle est loin de mener la vie pieuse d'une sainte ! Avant de la rencontrer, je n'aurais pas pu ne serait-ce qu'imaginer le nombre de mecs à draguer dans notre ville. Elle en ramène un nouveau chez elle chaque week-end, et ce n'est pas pour faire du tricot.

J'habite juste en dessous de chez elle et parfois, je regrette qu'elle soit mon amie. Si c'était une inconnue, je serais allée lui demander depuis belle lurette de faire moins de bruit. Même quand un autre de mes voisins, célibataire endurci, mate ses films de cul sur l'ordinateur, ça crie moins fort. Elle doit simuler, impossible de baiser en prenant autant de plaisir ! Mais peut-être est-ce mon inexpérience en matière de relation sexuelle qui me fait dire ça ?

Je remonte les lunettes sur mon nez. Celles-ci étant en plastique, elles ont tendance à tomber, surtout avec la transpiration. C'est dégoûtant, mais je n'y peux rien si j'ai la peau grasse !

— Que veux-tu que j'y fasse ? Ils me demandent des corrections, je les fais, point barre !

Je serre l'élastique de ma queue de cheval, car, mes cheveux étant très fins, celui-ci ne cesse de s'enlever et je n'ai pas pris de pince pour les fixer. Je déteste mes cheveux longs et informes, mais j'ai trop la flemme de les faire couper donc je les attache, sauf quand je dors.

— Ça fait des mois que tu retravailles ton bouquin. À la fin, ça ne ressemblera plus du tout à l'histoire de base.

— Je n'ai pas le choix. Si je veux qu'ils le publient, je dois respecter leurs règles.

Mon amie lève les yeux au ciel, poussant un long soupir exaspéré.

— Le problème, Morgane chérie, c'est que tu ne connais pas grand-chose au sexe. Donc, ajouter des scènes de ce genre dans ton récit, ça ne donnera rien de réaliste.

Piquée au vif par sa remarque aussi juste qu'insultante, je me renfrogne. Malgré l'enrobage grossier des paroles de Natasha, ce qu'elle dit a du sens, mais je ne suis pas prête à renoncer. Ça fait trop longtemps que j'attends une opportunité comme celle-là.

Je me mords l'intérieur des joues et grommelle :

— Avec tous les articles et livres qui existent à ce sujet, je vais bien réussir à m'en sortir. Et puis j'ai quelques souvenirs de mes relations, même si ça fait longtemps.

— Entre la théorie et la pratique, il y a tout un monde, crois-moi ! Et puis, le sexe n'a rien de scientifique !

Le rire bruyant de Natasha me fait me crisper. Ça me rappelle trop de mauvais souvenirs. À cause d'elle, je suis incapable de manger des nouilles le samedi soir devant ma télévision sans craindre des sons traumatisants. J'ai dû investir dans des boules d'oreilles anti-bruit ultra performantes.

— Si j'insère une scène érotique entre Cathy et Greg, ils seront contents et moi ça ne me demandera pas trop d'efforts. Lara me lâchera la grappe après ça.

— Cette vieille frustrée de quinqua' maniaco-dépressive a qu'à s'inscrire dans un club libertin si elle veut frétiller du bassin ! Ce n'est pas du tout ton genre d'écrire de l'érotisme !

— Elle sait ce qui se vend. Ses conseils sont précieux.

J'essaie de prendre une voix convaincue, masquant mes doutes. Mon histoire d'amour est trop platonique pour un lectorat adulte, mais elle s'inspire du peu que j'ai vécu. Ça s'est passé ainsi : je n'ai pas fait de grosse crise d'adolescence à vouloir perdre ma virginité avec le premier bad boy venu. Et, arrivée à l'université, contrairement à ce qui est véhiculé par les livres et les clips de musique, tout n'est pas prétexte aux rencontres et aux beuveries. J'ai mené des études linéaires jusqu'à l'obtention de mon doctorat en lettres classiques. J'ai été embauchée à la suite de ma thèse par l'ami d'un de mes professeurs qui m'a recommandée auprès du directeur d'une école supérieure privée. J'ai commencé le boulot il y a quelques mois, ma situation me convient parfaitement : J'ai mon appartement, mon travail et quelques amis. Il n'y a pas de vagues, tout va bien. Cette tranquillité d'esprit et cette sérénité, je les cultive du mieux que je peux.

— Si j'étais toi, je prendrais le problème par un autre bout : trouve-toi enfin un mec pour expérimenter l'érotisme.

J'éclate d'un rire triste. Mes anciennes histoires ne m'ont pas permis de me familiariser avec l'acte sexuel de manière approfondie et pleinement satisfaisante.

— Je ne suis pas imperméable à l'amour, mais je n'ai pas autant d'aisance que toi pour aborder les mecs. Et puis, le sexe ne me manque pas.

C'est un mensonge odieux bien sûr...

— Que tu dis ! Les toiles d'araignées autour de ta foufoune doivent dire le contraire ! Te masturbes-tu au moins ?

Bien entendu, un serveur arrive à ce moment-là avec nos glaces. Il ne fait aucune remarque, mais repart vite en sens inverse. Je fusille Natasha du regard. Elle bat de ses longs cils de manière faussement innocente :

— Quel est le problème ? Deux femmes peuvent discuter de sexualité, nous sommes au vingt-et-unième siècle tout de même !

Elle a raison, il faut être libre de parler de ce sujet. Seulement moi, je suis mal à l'aise avec cetaspect de l'existence qui m'est quasi inconnu et m'effraie comme beaucoup dechoses.

Troubled [New Romance - Auto-édité]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant