Tous les jours, il pensait à lui, toutes les nuits, il rêvait de lui et tous les soirs, il allait le voir.
À chaque fois, c'était la même chose. Il s'éclipsait en silence dans la nuit. Il se faufilait dans la pénombre par la fenêtre de sa chambre. Il faisait attention de ne pas glisser sur le rebord étroit de la gouttière et comme un ninja de ses films préférés, il avançait sans bruit sur les toits de l'orphelinat. Arrivé au bon niveau, il se débattait avec le loquet de la fenêtre à moitié fermée des toilettes des filles.
S'il se faisait prendre, il serait mis au cachot pour de longs, très longs mois.
Mais le garçon était agile et discret.Il avait découvert cette ouverture, un jour, alors qu'il cherchait une façon de le rejoindre par une des bouches d'aération de la salle de musique. Il s'était rendu compte que la fenêtre cassée était bonne à être remplacée, mais il savait que l'établissement n'avait pas assez d'argent pour s'en occuper.
Les jours de pluies, il prenait soin de se couvrir pour ne pas être ne serait-ce qu'humide. Et il cachait sa couverture mouillée dans une des stalles des toilettes des filles, pour ne pas permettre à des gouttes ou des traces d'humidité de laisser de preuves de son passage. À son retour, il faisait attention de bien l'étendre sur la fenêtre de sa chambre, pour expliquer son humidité ou pour la faire sécher, si la pluie s'était arrêtée avant son retour.
Une fois entré, il fallait qu'il referme la fenêtre derrière lui pour être sûr que, si un gardien passait par là, il ne verrait rien et ne suspecterait rien d'étrange. Après quoi il enfilait ses chaussettes grises, pour être sûr de ne pas laisser de traces de ses pieds. Il se faufilait ensuite, en toute discrétion dans le couloir des salles de classe, en direction de la salle de musique. Toujours est-il, qu'il devait à chaque fois se cacher sur l'une des poutres de la salle d'étude des mathématiques, pour éviter l'un des gardien-surveillant qui passait faire sa ronde dans ces couloirs à cette heure-là.
Vous allez me dire, que le jeune homme, aurait pu passer à une heure différente, pour éviter de croiser ce gardien. Mais le garçon savait que cet homme était à moitié sourd, donc il était évident que c'était le moment le plus opportun pour se cacher dans une salle de classe.
Une fois certain que le gardien ait passé la porte au bout du deuxième couloir, le jeune homme, se risquait à mettre le nez dehors. Il suivait alors les couloirs en longeant les murs, prêt à tout instant, au moindre bruit, à sauter dans une des salles de classe.
Si l'on tendait l'oreille, on pouvait percevoir la légère caresse de ses chaussettes contre le carrelage froid. Mais sa respiration, elle, était inaudible.
Il était déjà arrivé au personnel et même aux autres orphelins, de se demander s'il respirait. Sa respiration a toujours été lente, tout comme son rythme cardiaque. Il n'a jamais été le genre de personne qui se fait remarquer. Était-ce pour cela que jamais personne ne venait l'adopter ? Ou bien même, la raison première pour laquelle ses parents l'avaient abandonné ? Personne n'en savait rien.Plus tard, il arrivait dans la salle de musique. La seule salle dans laquelle l'orphelinat avait pu mettre de l'argent ; elle avait été insonorisée. Une fois entré, il fermait délicatement la porte pour être sûr de ne pas faire de bruit. Il s'avançait pas à pas sur le parquet ciré, jusqu'à l'objet de ses rêves et de ses pensées.
Doucement, du bout de ses dactyles délicats, il effleurait le large dos en bois vernis de son bien-aimé. Il passa devant lui et s'assit sur le tabouret rembourré placé là, pour jouer. Il releva gentiment le couvercle qui cachait les magnifiques touches immaculées et leurs amantes plus petites. Il caressa joyeusement le clavier, sans vraiment le toucher.
Finalement, il ferma ses petits yeux félins et après avoir pris une grande inspiration, laissa ses doigts se poser en gestes tendres sur les touches du piano à queue.
Une douce mélodie, transmettant la solitude et la tristesse du jeune homme, sortie de l'instrument pour baigner la pièce des sentiments du garçon et des sons de son ami du soir. Petit à petit, il créait un air de plus en plus cantabile. Qui devenait un peu stressant. Puis, après quelques minutes, le stress retomba tout d'un coup pour ne laisser place qu'à cette mélodie de bonheur. Si l'on entrait dans cette transe dans laquelle s'était plongé le jeune homme, on pourrait croire avoir atteint le nirvana. Le garçon, au paradis, exprimait la joie et la liberté qu'il ressentait lorsqu'il venait tous les soirs, jouer du piano.
Toutes les nuits, il venait ici pour respirer, entrer en transe avec son premier amour, créer des mélodies plus belles que celles des meilleurs compositeurs, et jouer plus merveilleusement encore que les plus grands maestros.
Et chaque soir, après avoir atteint son climax, le piano se taisait. Et le jeune homme, en larmes, sortait de la salle comme il était venu. Le souffle court, il refaisait le chemin en sens inverse. Il traversait les couloirs comme un fantôme et remontait sur les toits comme Batman, il se glissait finalement dans sa chambre et dans son lit.
Il restait là, sans un mot, et presque sans une respiration. Il restait là, allongé, à regarder au travers de sa fenêtre. Rêvant à nouveau de retourner auprès de son seul ami, pleurant jusqu'à ce que le sommeil l'emporte, dans un monde dans lequel il pouvait jouer du piano, pour toujours.
Peut-être qu'un jour ses rêves deviendront réalité ? Qui sait ? En attendant, le garçon au piano dormait, il rêvait, de son premier amour, son piano brun en bois vernis. Jouant pour toujours. N'ayant besoin de personne et n'ayant personne qui ait besoin de lui, il se voyait déjà partir, à jamais, avec son piano. Peut-être gagnerait-il sa vie en jouant ? En tout cas, c'était ce dont il rêvait, ce dont il avait besoin. Ce dont il avait toujours eu besoin : jouer du piano pour extérioriser, pour respirer, pour vivre.
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