Chapitre 5 : Petit caillou

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Le Juge :

Dix minutes plus tard, et pas une de plus, je fais reprendre le procès. Toute la poussière n'a pas encore été enlevée du sol ainsi que du mobilier malgré les efforts du personnel, elle tombe encore en lambeau, fines scories salissant la transparence de l'air. A tel point que je ne distingue les traits des individus encore présents qu'au travers d'une atmosphère brouillée par un épais nuage de cendre aux relents sulfureux. Ils semblent moins nombreux qu'au début du procès et l'opacité de la pièce me fait sentir phare lumineux, guidant les âmes perdus au milieu du déluge avant qu'ils ne s'abîment. Ai-je égaré des brebis dans la tourmente ou les ai-je simplement perdu de vue, masquées par les ombres ? Du reste je ne sais si l'on est au milieu de la tempête ou si elle est achevée tant l'ambiance d'après catastrophe m'emplit le coeur d'allégresse.

Tous me regardent, ils veulent savoir quelle décision je vais prendre. C'est grisant, comme si, après ce drame je reprenais les galons que j'avais perdu progressivement face à la folie collective, comme si, de nouveaux, j'avais un rôle à jouer ici bas. Ils sont tous suspendus à mon visage, déchiffrant les signes, extrapolant ma prise de décision. Mais ils peuvent tout tenter, tout s'imaginer, jamais ils ne pourront lire en moi ! Jamais ! Ils veulent jouer au plus malin mais à ce jeu ils ne peuvent que perdre. Car moi même j'ignore encore ce que je compte faire. Je prolonge l'instant de doute, les faisant languir dans leurs langes encombrées.

Le déni semble la plus noble des décisions. Si je fais comme s'il ne s'était rien passé le procès, ancien fleuve divaguant, redeviendra le fleuve assemblant toutes les sources dispersées dans l'univers, soudant des réels disparates en une véritable vérité élevée par la loi, un consensus légitime. Allons, il ne s'est rien passé, nulles accusations à outrance, nul règlement de compte, nulle affaire de famille, nulle explosion. Rien. Un procès parfait. Je suis un génie.

Allez, au suivant !

— Présentez ce tas de circuit engoncé dans la boîte noire à la barre puisqu'il ne peut s'y rendre seul, je crois que Bétyle nous à appris tout ce que l'on souhaitait savoir mais sans doute a-t-il des choses à ajouter.

Ce résidu de ferraille qui, quelques minutes plus tôt me répondait avec arrogance, est maintenant réduit à un être difforme qu'ils éparpillent dans un plateau d'argent afin d'être vu de tous — je me demande pourquoi on lui fait cet honneur — et s'apprête à être déposé devant moi, à la barre. On l'approche avec précaution tandis que moi, hautain, je le contemple du haut de mon piédestal. Il fait moins le malin, ainsi apprêté, le vaurien. Je me dresse de toute ma hauteur au dessus de ce ridicule morceau écrasé.

A ce moment me vient une pensée plutôt amusante, une idée source de divertissement. Malheureusement c'est illégal. Illégal ? Mais je suis juge et nous sommes à un procès. Je suis la loi et je la décide. Alors, surprenant l'assemblée tout autant que moi même, je descends les quelques marches qui me mènent à la barre, m'approche du plateau d'argent et déclare dans un souffle.

— Avez-vous encore une réclamation ?

Je le vois, ses grains de fer frétillant. Il se déplace tout doucement dans son plateau, au rythme de mon souffle saccadé. Un son s'élève de l'assiette.

— Oui, je voudrais dénoncer les agissements du témoin Bétyle, qui, ici comme auparavant...

— Vous n'êtes pas ici pour dénoncer les témoins, mais pour parler de l'accusé.

Alors, furieux — ou sadique je n'ai aucune certitude — j'inspire profondément avant de vider mes poumons sur le pauvre être en miette et de le voir s'envoler vers la fenêtre entrouverte de la pièce. Un casse-pieds de moins. Sur mon visage se dessine un sourire narquois, toujours grandissant, mes lèvres s'écartent, mes cordes vocales vibrent et, dans un instant de folie, j'éclate d'un rire puissant et incontrôlée qui résonne dans toute la pièce.

Jugement premierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant