25 mars 25XX, camp des naufragés, quelque part dans un endroit inconnu

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      Au lever du soleil, je prends cinq hommes afin de réaliser notre première exploration. Les autres sont chargés de trouver des denrées supplémentaires à celles de la veille afin de les tester, de chercher de l'eau potable et de pêcher. Ils sont supervisés par Eric. C'est mon ami d'enfance. Il a ma confiance absolue. Sans lui, rien n'aurait été possible. Sa famille m'a transmis les connaissances qu'ils avaient accumulées grâce à leurs ancêtres. Je leur dois tout. À leur mort, je n'ai pas abandonné Eric et je l'ai soutenu même quand il me rejetait. Cela pourrait passer pour du harcèlement mais sans lui, je ne serai pas devenue qui je suis et inversement. Un lien infaillible nous unit. Cette expédition a vu le jour grâce à lui. Il m'a poussé à mener mon entreprise à son terme.

     Avec mes compagnons, nous partons dans la forêt. Vu de la mer, j'avais déjà remarqué une montagne au centre de l'île. C'est là où nous nous rendons. Ce point de vue nous offrira l'occasion de pouvoir réaliser une cartographie ainsi qu'une topographie des lieux. Nous marchons environ deux heures avant d'apercevoir le pied du mont. Nous suivons une forme de sillon à travers les arbres. Cela m'étonne car cela n'a pas pu être produit par des animaux. C'est trop régulier. Néanmoins, nous continuons d'avancer. Nous parvenons enfin à dépasser la forêt et à atteindre un plateau devant une grotte. C'est le soulagement général. Nous nous asseyons le temps de nous remettre de cette randonnée. Mes muscles tremblent tellement que je me demande si je vais pouvoir me relever. Le vent soulève mes cheveux en même temps qu'il repousse les nuages. Le soleil apparaît soudainement, nous éblouissant. Je me relève voulant apercevoir de mon mieux la vallée. Je repère la crique où nous étions. J'observe les environs. Rien ne m'interpelle au premier regard, quand j'aperçois de la fumée. Je plisse les yeux pour essayer de voir plus loin mais comme il fallait s'en douter, cela ne fonctionne pas. La vigie me tend sa longue-vue. Je regarde à travers et je crois remarquer une sorte de village. C'est très surprenant. Selon le Grand Prédicateur, les humains sont tous rassemblés sur les bateaux. Il ne devrait pas y avoir de signes de vie humaine en dehors de la nôtre. Je suis intriguée mais en même temps, il n'aurait pas dû y avoir d'île en dehors de celle du grand chef. Nous discutons avec mon groupe sur ce que nous allons faire maintenant : soit nous nous séparons où un groupe se rend à ce village pour vérifier et l'autre rentre au campement, soit nous rentrons tous et prenons plus d'hommes pour nous protéger si on se fait attaquer par eux. Les débats continuent mais je tranche pour la première solution. Si il y a réellement d'autres humains sur cette île, je pense qu'ils nous ont repérés depuis longtemps mais ils ne nous ont pas attaqués. Je refuse de croire qu'ils ont des intentions hostiles. Je prends deux matelots et nous partons en direction de cette fumée.

     Nous marchons pendant un long moment avant d'apercevoir des murs en bois. Nous les longeons pour trouver une porte. Devant celle-ci, deux gardiens tendent leurs lances en bois dans notre direction, nous interdisant d'avancer plus. Ils s'adressent à nous dans un langage inconnu. Face à notre incompréhension, l'un des deux part. Nous levons les mains en l'air en signe de paix. J'espère sincèrement qu'ils le comprennent. Je n'ai pas envie de mourir après tout ce chemin. Quelques instants plus tard, le garde revient avec un vieil homme. Il se tient à l'aide d'une canne. Son crâne est dégarni, son front ridé, ses yeux petits et translucides et une longue barbe blanche lui cache le reste du visage. Face à cette petite personne courbé, un impressionnant charisme se dégage de lui. Je n'arrive pas à détourner les yeux. Je suis obligée de me sentir intimidée. Il me lance un regard me permettant de parler. Je ne suis pas sûre qu'il comprenne mais j'essaye quand même : " Je suis la Capitaine Rosalya et mes compagnons et moi-même venons de la Cité de Stahl. " Son regard s'éclaire. Il commence à parler " Je suis... Murao le Chef du village,... bienvenue ". Sa voix est rocailleuse et sa phrase est hésitante. D'un signe de la main, il ordonne aux gardes de baisser leurs armes. Ils obtempèrent. Nous nous avançons vers lui et il nous fait signe de le suivre. Les villageois nous observent comme des bêtes de foire. Nous traversons le village. Les chaumières sont en bois principalement avec un toit en paille. Il y a tout de même une sorte de terre qui recouvre certaines parties. C'est une matière que je n'ai jamais vu. J'aimerai bien en prélever un échantillon et l'étudier mais cela serait impoli. Les habitants sont de tous les âges : il y a des enfants, des personnes âgées et des adultes. Cela m'indique qu'ils ont tout de même une bonne hygiène de vie pour survivre assez longtemps. J'ai hâte de connaître leur histoire. Nous arrivons à ce qui semble être le centre du village. Des tables sont disposées autour d'un feu et une seule hutte est à proximité de celui-ci. Murao nous fait entrer dans celle-ci. Il s'assoit sur une sorte de coussins et nous faisons de même, après qu'il nous ait donné l'autorisation par un signe. Avec sa voix chevrotante, nous tentons de dialoguer. La première chose qu'il nous demande, c'est l'endroit d'où nous venons et comment nous avons atterri ici. Je raconte alors le long périple que nous avons traversé. Mais, avant tout, je lui parle de la ville d'acier, du Grand Prédicateur, des idées qu'on nous apprend depuis l'enfance mais qui sont vraisemblablement fausses vu que nous les rencontrons et que nous sommes sur une île. Puis vient l'histoire du vol du bateau, de l'équipage de 150 hommes que j'avais rassemblé, des baleines, des orques, des calamars géants et même des krakens que nous avons dû affronter pendant des mois avant d'amarrer sur la côte. J'écarte un seul souvenir que je ne peux pas avouer, même à cet homme. Je pensais qu'il ne le remarquerait pas mais ses yeux semblent lire en moi. Il se met à insister sur ce souvenir. Son regard me force à dire la vérité. Avec mes hommes, nous baissons la tête, tant la honte et le dégoût de soi est grand. " Lors de ce voyage, certains hommes mourraient naturellement, d'accidents ou de maladies. Les paquets lyophilisés nous faisaient vomir à force d'en manger et la pêche n'était pas toujours bonne. Il arrivait, parfois, qu'on doive faire acte de... cannibalisme. " A ce mot, mes poings se serrent, me forçant à déglutir la bile qui me monte. Je ne peux continuer à en dire plus. La répulsion m'envahit. Avoir dû atteindre cette limite me hante tous les jours. Je pense à tous les hommes qui m'ont servi de repas et à la cause de leur mort mais le pire est de se rappeler de leurs prénoms et de leurs visages. Ils hantent mes nuits, comme s'ils étaient prêts à venir me manger par vengeance. Heureusement, le vieux sage comprenant ma détresse, se lève et vient me tapoter l'épaule, en signe de compassion. Ce geste, si anodin, est libérateur. Les larmes dévalent mes joues grâce à lui, nettoyant la plupart de mes craintes. Il fait le même geste pour mes compagnons et la tension honteuse qui régnait dans la pièce s'estompe. Une fois calmée, je lui demande comment ils ont fait pour survivre ici après la grande Catastrophe. Il se met alors à conter son histoire, dans une langue hésitante.

" Mes ancêtres ont été condamnés à mort par les puissants. Ceux-ci se sont enfermés soit dans des boîtes de métal souterraines, soit ils sont montés à bord des bateaux. Les personnes malades, incapables de naviguer, pauvres ou sans une position importante ont été abandonnées sur terre. Dans chaque pays, ça a été le cas. Le nôtre, d'après les histoires, est une île dans ce qu'on appelait le Pacifique. Elle s'appelait Molokaï. Elle était trois fois plus grande qu'aujourd'hui. Donc il y a deux cents ans, une forte pluie est tombée sur le monde et elle a recouvert la plupart des terres. Les personnes qui sont restées sur cette île, se sont donc entassés sur les hauteurs. Pendant un an, le temps de la pluie, la vie s'est organisée sur un espace restreint. Lorsque les orages se sont arrêtés, les survivants ont formé un seul village dont nous sommes les descendants. Quelques-uns sont partis de l'île pour chercher d'autres survivants mais ils ne sont jamais revenus. Vous êtes les premiers êtres extérieurs que nous rencontrons. Vous devez vous demander comment je connais votre langue. Nos ancêtres ont transmis à chaque chef du village la langue ancienne, pour un jour comme celui-ci. Je suis heureux d'être celui qui en ait eu l'honneur. "

     L'homme semble éprouver un vif soulagement de savoir qu'ils ne sont pas seuls mais l'endroit d'où je viens ne pourra jamais tolérer leur arrivée. En le lui précisant, ses yeux se voilent de chagrin. Je le comprends... Je me demande toujours comment les humains n'arrivent pas à se soutenir pendant les événements bouleversants, notamment ceux qui réinitialisent le monde, et après ceux-ci. Un nouvel ordre mondial aurait pu être créer pour améliorer le système mais en général, cela ne change pas ou cela empire, comme c'est le cas à la Cité de Stahl. Le soleil commence à se coucher. Murao nous propose de rester ici mais je lui explique que je dois retourner au campement afin d'expliquer la situation à mes compagnons. Je lui ai promis que le lendemain nous reviendrons et discuterons de ce que nous allons faire à partir de maintenant. Il nous raccompagne à la porte et une poignée de main solennel marque une promesse tacite entre nous. Avant de partir, les habitants nous donnent quelques fruits et légumes pour nous restaurer. Je remarque que ce sont ceux que j'ai testé hier. Je suis déçue d'avoir attendu pour rien mais au moins, le test est fait. Je verrais s'il marche en rentrant. Le vieux sage nous indique le chemin pour retourner au plus vite au campement. Le trajet se fait en silence, le temps de digérer toutes les informations que nous avons reçu. Mon esprit jubile de pouvoir apprendre leurs savoirs et de transmettre les miens.

     Nous arrivons au campement et Eric nous accueille chaleureusement. Il vient aux nouvelles mais je lui signale que j'en parlerai à tout le monde pendant le repas. Je pars voir les résultats de mon expérience avant qu'il ait le temps de répliquer. Comme attendu, les fruits ramassés hier ne sont pas toxiques pour l'être humain. Je l'annonce fièrement à mon équipage et un cri de joie s'élève. Nous faisons griller le poisson pêcher et nous mangeons les cadeaux des villageois. Je me lève alors et je commence à raconter leur histoire. Leurs yeux brillent d'étonnement et d'excitation. Je les comprends. Si je ne les avais pas rencontrés, jamais je n'aurais cru à cette histoire. Depuis notre tendre enfance, on nous a appris que nous étions les élus, les seuls humains qui restaient sur cette terre d'eau. Je leur laisse quelques minutes de discussion entre eux avant de poser la question : " Demain, nous sommes tous invités chez eux pour discuter soit d'un avenir commun soit d'un avenir dissocié. Que souhaitez-vous ? " Mes hommes hurlent dès la première proposition. Je suis soulagé de voir que nous sommes tous sur la même longueur d'onde, celle de vivre tous ensemble. Je regarde Eric et une sorte d'ombre passe sur son visage. Il remarque mon regard et me rassure en me disant qu'il s'inquiète de savoir si c'est un piège et de la manière dont nous allons parvenir à cette utopie. Je tente de le rassurer mais je sais que ces craintes sont rationnelles. Je ne veux juste pas y croire. J'ai confiance en Murao. Sur ces pensées, nous partons nous coucher, attendant ce lendemain pleins de promesses.

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