30 avril 25XX, installation définitive au village

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     Cela fait maintenant un peu plus d'un mois que nous avons décidé de nous installer au village. Il a fallu environ deux semaines pour pouvoir agrandir l'enceinte du village et encore une semaine pour construire les cabanes. Cela fait maintenant peu de temps que nous vivons tous les jours avec les villageois. Dans l'ensemble, la cohabitation se passe plutôt bien malgré quelques problèmes de communication. Il s'est alors avéré urgent d'apprendre leur langue, qui est beaucoup plus simple que la nôtre au niveau de la grammaire et de la conjugaison. Lorsqu'un locuteur parle au passé, il le précise par le préfixe " su- ". Quand il parle au présent, il utilise le préfixe " na- ". Enfin, quand il souhaite parler d'événements futurs, il se sert du préfixe " va- ". Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres mais une fois qu'on a intégré ces quelques règles, nous parvenons à communiquer de manière compréhensible, sans pour autant être juste, avec les autres habitants. Dans l'enceinte du village, nous avons également reconstruit mon laboratoire qui sert également de cabinet médical. La combinaison de la médecine des plantes de ce village et de mon savoir permet d'obtenir de meilleurs soins. Des maladies incurables ont même été soignées grâce à l'alliance de nos connaissances, notamment la pneumonie. Nos deux cultures si différentes ont réussi à s'allier et à créer des choses prodigieuses. Je suis vraiment fière de voir notre collaboration fleurir. Mes hommes aident beaucoup aux champs et à la chasse, tout en respectant la nature. Ils ont appris comment manier les machettes et les pioches avec les meilleurs. Ils sont maintenant capable de se repérer dans la forêt, de créer des pièges et même de déterminer les animaux en fonction de leurs traces de pas. En échange, ils ont appris aux paysans à prévoir la météo en fonction du vent et de l'horizon. C'est une technique que tout bon navigateur se doit de maîtriser avant de prendre la mer. Cet apprentissage a donc permis de couvrir les cultures de légumes à temps avant la tempête, par exemple. Eric, quand à lui, s'est contenté d'observer tout ce beau monde s'affairer. A aucun moment, il ne s'est mêlé aux autres en dehors des soirées où il chantait des musiques de chez nous. Il semble nostalgique de notre ancien chez-nous. J'ai tenté d'en savoir plus mais il se ferme lorsque j'insiste trop. J'espère que ça lui passera assez vite.

     Quand à moi, j'ai commencé à régir le village avec Murao. Nous pensons que c'est le meilleur moyen de permettre l'union de nos deux mondes. Même si je suis chef du village, je vais tout de même aider les travailleurs aux champs. J'apprécie ce travail manuel car en plus de me vider la tête, je peux me rapprocher de chacun. J'en profite pour en apprendre plus sur eux et sur ce qu'ils voudraient pour améliorer leur vie. Toutefois, ce sont des gens simples. A partir du moment où ils ont de quoi vivre et un village en paix, ils sont heureux. Cette philosophie me touche particulièrement car là où je vivais, les gens étaient cupides et ne pensaient qu'à faire des bénéfices. A aucun moment, ils ne pensaient aux autres. C'est pourquoi les conflits ne faisaient qu'augmenter au sein et entre les divers embarcations. Les procès ne faisant qu'augmenter, le Grand Prédicateur a donc instauré la loi du plus fort. Des combats étaient organisés entre les deux et celui qui tuait l'autre avait bien entendu raison. Tous les habitants pouvaient assister aux combats. Les personnes importantes avaient la possibilité de choisir un champion pour les représenter. En général, c'était de vraies machines à tuer. J'en frissonne encore aux images qui s'affichent dans mon esprit. C'était si violent et sanglant. Depuis que je suis ici, je me sens en paix et j'ai vraiment l'impression d'être utile. De ce que j'ai entendu de mon équipage, il pense pareil. Savoir que nous avons tous trouvé une place me touche profondément. Mes pensées s'interrompent brusquement lorsque quelqu'un crie. J'accours vers l'endroit en question où je vois Eric tenir une petite fille. Je ne comprends pas. Mes yeux s'agrandissent de stupeur. Je tente de savoir pourquoi. Il me regarde. Je le fixe. Un sourire lui tord le visage. Il se met alors à parler :

" Je suis le messager du Grand Prédicateur. Il vous informe que vous serez tous tués, une fois que je lui aurais prouvé votre existence. Personne ne doit survivre en dehors de son peuple. Personne ! Même vous, bande de traîtres. Comment avez-vous osé ? Vous avez trahi votre Créateur ! Vous lui devez tout : votre naissance et votre vie. Ce que vous êtes, c'est grâce à lui ! "

     Son visage montre la folie. Ses yeux sont dilatés à son maximum et son sourire est terrifiant. Il continue dans son délire. Je n'arrive pas à réfléchir. Je ne comprends pas. Il me semble que c'est un espion. Mais, pourquoi ? Quand, comment, pourquoi a-t-il pu me trahir ? Je ne réagis pas. Des cris s'élèvent. Mes hommes se préparent à l'attaquer mais l'otage les en empêche. Je ne peux pas agir. Je ne peux pas décider. Je ne veux pas. Murao me hurle dessus pour me sortir de ma torpeur. Il me dit de choisir entre notre mort et la sienne. Je comprends que nous n'avons pas le choix. Nous devons le tuer sinon le Grand Prédicateur nous exterminera. Mais je ne veux pas. Un de mes hommes l'attaque par derrière. Un coup d'épée dans le dos. Eric est alors obligé de lâcher l'otage. On me tend alors une lance. Si je ne le tue pas, cela veut dire que je suis de son côté et que je ne souhaite pas vivre en paix dans ce village. C'est faux mais je ne peux pas le faire. Je comprends les enjeux mais c'est au-dessus de mes forces. Murao me donne une tape sur le dos, me forçant à avancer. Eric me voit et me dit " Oh, alors comme ça, c'est toi qui vas m'arrêter ? Tu en es capable ? Souviens-toi, tu ne veux plus voir de combats. Tu ne veux plus que les gens meurent autour de toi. " Ces paroles me transpercent. Je tremble. Mon coeur se brise. Mes hommes l'encerclent et attendent que j'agisse. Je n'ai pas le choix. Je dois le faire. Pour défendre ce lieu paradisiaque. Je m'avance vers lui, lance à la main. Il possède une épée mais il n'attaque pas. Il est en position défensive, comme on nous a appris à l'école militaire. Je me tiens en position de garde. La victoire se jouera en un unique coup, comme le veut la tradition. D'un même élan, nous nous élançons l'un vers l'autre. Un coup. L'un de nous s'écroule. C'est lui. Sayonara Eric, comme disent les gens du village. Je lâche la lance et prononce un seul mot. Latum. C'est une prière de chez nous signifiant " Repose en paix ". Un cri guerrier de victoire s'élance. Mes hommes prennent leur ex-compagnon pour le jeter à la mer, dans la tradition marine. Je m'éclipse le visage sombre pendant que les autres vont faire la fête. Je m'en veux de ne pas avoir vu son malaise, son mal-être. Je m'en veux de ne pas avoir pu remarquer que c'était un espion. Je pars en haut de la montagne, là où j'ai vu le village la première fois. J'ai besoin de respirer, de sentir l'air. Je commence ma randonnée quand le soleil part se coucher. Je ne m'arrête pas. Je marche pendant deux heures. J'ai mal mais je continue. J'halète. J'aperçois le fameux plateau. Sans raison, je me mets à courir. Mes muscles hurlent. Je trébuche. Je continue ma course. Arrivée au sommet, je m'écroule. J'ai dû mal à respirer. J'ai les yeux embués. Face au vide, mes larmes coulent. Elles ne s'arrêtent pas et je ne cherche pas à le faire. Le vent froid fouette mon visage. Mes larmes gèlent. C'est douloureux mais je fais avec. C'est ma punition. Je n'ai pas le droit de me plaindre. Je dois l'accepter. Je ne sais pas combien de temps je reste assise par terre, dans le froid, à pleurer. Je ne sais pas à quel moment le sommeil m'emporte de force. 

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