3⎜D'un regard

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Ilsë mourrait le lendemain.
Elle avait été choisie.
La nourriture avait un autre goût, ce matin-là. Plus profond, moins insipide. La saveur de la fin, probablement...
Any lui faisait face. Elle lui avait annoncé la nouvelle d'une voix calme, sans pouvoir le regarder. Il avait saisi sa main et elle avait trouvé le courage de lever les yeux.
Il n'y eut ni cris, ni larmes. Juste la douloureuse résignation et la tendresse infinie.
Ils se noyaient dans le regard de l'autre, se noyaient dans l'éphémère fragilité de l'instant.
– Lâchez-vous !
L'ordre avait claqué dans le silence du réfectoire.
Les contacts physiques entre Esprits étaient interdits. Pas d'exception.
Leurs mains se séparèrent, de même que leurs yeux.
L'instant était brisé. La dernière journée commençait.
Ilsë songea que bientôt, elle serait libérée des consignes mortifères du centre.
Certains disaient qu'une autre vie les attendaient après l'Opération, une vie qui leur appartenait, une vie qu'on ne leur volait pas. Elle-même ne savait pas quoi penser. Elle attendait.
Cela faisait près de vingt ans qu'elle attendait...
Ils quittèrent le réfectoire pour rejoindre leurs occupations de la journée. Les garçons travaillaient leurs muscles et développaient leur intelligence tandis que les filles exerçaient leur esprit et affinaient leur silhouette.
Plus les Esprits étaient esthétiquement beaux, bien éduqués, ou agiles en société, plus ils valaient cher.

Ilsë n'avait jamais connu que le centre. Ses parents l'avaient échangée contre une vie meilleure lorsqu'elle était encore bébé. Le centre l'avait nourrie et éduquée.
Le centre avait fait d'elle un Esprit, une marchandise.
– Ilsë, parloir.
Juste un prénom. À quoi bon donner davantage d'identité à des êtres qui dépassaient rarement la trentaine ? Elle avait entendu dire qu'ils portaient des numéros, avant. Jusqu'à ce que cela ne choque les clients. Maintenant, ils avaient le droit à un prénom. Elle s'était souvent demandé qui avait choisi le sien...
Une femme l'attendait dans le parloir. Elle devait avoir la quarantaine, c'était jeune pour choisir l'Opération. Ilsë regretta soudain plus fort d'avoir été choisie par une personne aussi insipide et soucieuse de son apparence. Elle troquerait probablement rapidement son corps pour un autre.
– Parle-moi de moi, l'engagea la femme en lui souriant.
La jeune fille n'aimait pas ce sourire. Trop rayonnant pour être chaleureux, trop large pour être sincère. Trop égoïste.
– J'ai vingt ans. Le centre m'a appris à lire, compter et écrire. Je sais également chanter et jouer de quatre instruments de musique. Mes cheveux sont naturellement châtains, mais nous avons testé plusieurs couleurs et il s'avère que le blond que je porte actuellement met davantage mon visage en valeur.
Ilsë employait le ton monocorde que lui avait enseigné le centre pour réciter la présentation mille fois répétée.
– Qu'en pensez-vous ? demanda l'un des responsables du centre en s'approchant d'elles d'un pas souple.
– Elle est parfaite ! répondit la femme. Il faudra reprendre cette coupe de cheveux avant l'Opération, c'est d'une banalité affligeante !
– Nous évitons de trop soigner leur apparence au quotidien. Ils ne faut pas qu'ils développent des goûts trop marqués avant d'être vendus. Cela peut gêner la personnalité du client...
Ils parlaient comme si elle n'était pas là. Ceux qui n'étaient pas des responsables n'étaient que des objets.
– ...Ilsë a goûté à une grande variété d'aliments, cela vous permettra de tout apprécier lorsque vous serez installée dans son corps. Est-ce votre première Opération ?
– Oui. Comment cela se passe-t-il ?
– Vous n'avez pas à vous inquiétez. Vous vous endormirez dans un corps fatigué et vous réveillerez dans ce superbe jeune corps. Il a été très demandé, savez-vous ? Vous avez beaucoup de chance d'avoir pu l'acquérir... Entre son physique et le soin apporté à son éducation, c'est véritablement l'un de nos meilleurs modèles.
Ilsë continua à les écouter parler d'elle, à s'extasier sur la pâleur de son teint, les reflets verts de ses yeux, la finesse de sa taille, l'habilité de ses doigts,...
Ils ne parlaient plus vraiment d'elle.
Elle n'était plus qu'esprit, à présent.
Son corps ne lui appartenait déjà plus vraiment.
Ses pensées filèrent au loin. Vers les rivages inconnus dont parlaient les légendes. Une île sans l'Opération, sans Esprit, où chacun pouvait choisir quoi faire de sa vie. C'était un lieu trop beau pour être vrai...
Son nom la ramena au réel.
– ...très fiers d'Ilsë et de son agilité en public.
– Et qu'en est-il pour cette procédure expérimentale dont j'ai entendu parlé ? Celle où l'on garderait en réserve l'Esprit ?
– Cela ne présente aucun risque pour vous, soyez rassurée ! Il s'agirait simplement de mettre de côté l'esprit d'Ilsë. Lorsque vous serez lasse de ce corps et que vous vous installerez dans un autre, nous essaierons de mettre à nouveau l'esprit d'Ilsë dans le corps que vous venez de quitter. C'est le retour de l'Esprit qui ne marche pas encore à chaque fois.
– Dans ce cas, je donne mon accord.
Ils pouvaient revenir ? On ne le leur avait pas dit.
– Puis-je libérer Ilsë pour que nous finissions de voir les détails ensemble ?
Ilsë sentit le regard de la femme peser sur elle, l'étudier, tentant d'en percevoir les défauts... C'était un regard sombre, non pas par la couleur des yeux, mais par l'impression qu'ils dégageaient. Une sorte d'aura perverse. Mais peut-être n'était-ce qu'une illusion.
– J'ai une dernière question. Ilsë, as-tu déjà aimé ?
– Cela nous ai interdit.
– En effet, confirma le responsable. Il serait malvenu que le client se retrouve amoureux d'un inconnu plutôt que de la personne qui vit à ses côtés. Les Esprits sont vierges de toute émotion forte.
– Cela ne répond pas à ma question, sauf votre respect, Monsieur. As-tu déjà aimé, Esprit ?
Aimer ? C'était une question absurde. Elle n'était même pas sûre de savoir ce que cela signifiait...
Malgré elle, le visage d'Any s'imposa à son esprit. La chaleur de son regard, l'émotion en sa présence, le rire de son visage, le monde anéanti dans la mer de ses yeux... Etait-ce cela, aimer ?
– Non, je n'ai jamais aimé.
Elle vit dans le regard de la femme que celle-ci avait compris.
On lui fit signe de sortir.

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