6⎜ Veillée lunaire

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À l'intérieur de ma cellule, la lumière de la lune passe frileusement. Il n'y a pas de porte et les murs, parfaitement lisses et gris, ne laissent aucune échappatoire. Une petite lucarne, perdue dans les hauteurs, donne le vertige lorsqu'on la cherche du regard. L'air est chargé d'iode. J'entends les cris des mouettes, le murmure du vent qui s'infiltre là-haut, et le roulement de la mer, en bas.

Rien de tout cela n'est réel.

Je suis tombé aux mains de mes ennemis : ils m'ont piégé. Mes blessures me tiraillent encore, l'excitation du combat pulse dans mon corps, mais je force les battements de mon cœur à s'apaiser. Il n'y a plus rien à faire au milieu d'une illusion si crédible. Je n'ai plus qu'à attendre, avec la lune comme unique compagne, que cet endroit laisse place à la réalité. Cette pâle lueur, ici, est mon seul contact avec le vrai monde.

La voix mélodieuse du poète qui m'a emprisonné me revient en mémoire :

« Que les portes de la Liberté se referment sur toi,
Prisonnier tu seras jusqu'au lever du jour. »

Il a bien fait son travail, c'est un poème parfaitement exécuté. Le volme s'est manifesté en un instant ; lorsque je m'y attendais le moins. Ses éclats bleu irisés ont jailli, et je n'ai pas eu le temps de contre-attaquer. L'horrible phénomène a pris corps dans ce poème. Sa lumière cruelle s'est transformée en la prison où je suis enfermé. Mes ennemis n'ont plus qu'à attendre le point du jour pour s'occuper de moi.

À l'aube, je souris. Je ne leur en laisserai pas le temps.

Ils ne sont pas les seuls à faire de la poésie. Je pense au poème que j'ai composé pour les miens, arme fatale ciselée de mots et de silence. J'effleure du bout de la langue ma molaire gauche. Aussitôt, l'habituel pincement me tiraille et ma langue se rétracte comme un animal blessé. Depuis qu'on lui a posé des éclats de Vestiges, cette dent a toujours été sensible. Tous les rebelles en ont, prêts à accueillir nos ennemis. Aucun de nous n'est tombé vivant entre leurs mains.

Lentement, je marche au hasard à travers ma cellule.

Ai-je bien fait ? Maintenant que mon destin est scellé, le doute s'immisce en moi. J'ai du mal à croire que c'était ma dernière bataille, que ces blessures sont mes dernières. J'espère qu'elles en valent la peine. Me perdre ne sera pas facile pour les miens, je sais. Mais, je leur ai donné tout ce que je pouvais. Pendant des années, j'ai créé des poèmes en dehors des codes, organisé des sabotages, éduqué ceux qui n'avaient pas les mots, formé illégalement des poètes. Que leur offrir de plus, si ce n'est cette ultime résistance du corps, de l'âme et de l'esprit ?

Je tiens entre mes lèvres la dernière ligne du dernier chapitre. C'est étourdissant. Il ne me reste donc qu'une nuit, qu'une seule nuit ? Plus d'attente, plus de doute. Je ne laisserai derrière moi que le silence, ce silence honteux. Mais que faire de lui si ce n'est lui rendre hommage et le remercier de ses bons et loyaux services ? C'est ironique, mais dans notre monde il vaut mieux savoir tenir sa langue. Je soupire.

Je constate que je ne marche plus. Les battements de mon cœur se sont apaisés. J'ai accepté mon sort. Il n'y a rien d'autre à faire. Mais puisque j'ai toute une nuit devant moi, avant demain, autant en profiter. Je ne suis pas comme ces rebelles qui n'ont pas eu le temps de se voir mourir. J'ai la chance de pouvoir méditer, dire aurevoir, et partir sans regrets.

Je ferme les yeux. Ma respiration s'apaise.

Je pense à mes amis, à ceux que je laisse derrière moi. Je leur souhaite de ne jamais baisser les bras, de continuer envers et contre tout, même si je ne suis pas là pour célébrer les victoires et pleurer les défaites. Pour les innocents qui ont dû perdre leur voix, pour les vies brisées sur l'autel du Langage, la lutte doit se poursuivre.

Huis closOù les histoires vivent. Découvrez maintenant