Meghan
« Bonjour, Meghan, vingt-six ans, anciennement chargée de tour opérateur en Alaska dans une grande enseigne de voyages, payée pour trouver de nouveaux trips à une clientèle toujours plus exigeante. Célibataire forcée contrainte, orpheline, sans frère ni sœur, coincée dans une ville que je déteste, vivant dans un minuscule appartement sans terrasse, et encore récemment liée à une boîte où j'étais constamment jugée comme une incompétente. Ah, ma vie a quand même quelques côtés positifs, mon ex-super assistante est aussi ma meilleure amie, je suis une grande sportive et a priori, ma silhouette en est le reflet, puisque ces gros porcs de Ted et Greg, mes ex-collègues, passaient leur temps à me reluquer plutôt qu'à m'écouter. »
J'hésite... Ça m'étonnerait beaucoup que cette présentation joue en ma faveur, lorsque j'aurai à faire ma lettre de motivation pour trouver un nouveau job. J'ai lamentablement échoué au challenge trimestriel de l'entreprise, et l'exposé que je viens juste de présenter sur ma prochaine idée de voyage me vaut des mines largement moqueuses de la part de mes collaborateurs. Tout ça, bien sûr, en présence du grand patron qui assiste une fois tous les trois mois à nos réunions.
— Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre ! Non, vraiment très drôle, me rit au nez cet empafé de Greg que je ne supporte plus. John, est-ce qu'on peut être sérieux deux minutes et rapidement, si possible ? Parce que j'aimerais pouvoir vous soumettre mon idée de génie avant la fin de la réunion. Et sans vouloir t'offenser, Meghan, ajoute-t-il en m'offrant son air suffisant, c'est autre chose que de crapahuter dans la montagne en mode survivor avec des bouseux.
Tous mes chers collègues rient en chœur, pendant que moi, humiliée, je me rencogne dans mon siège et assiste passivement au « super » compte-rendu de Greg. Au moins, tous ont cessé de me fixer et de poser sur moi leur regard condescendant. Le mien se veut désabusé et haineux. Je déteste Gregory Anderson et tout ce qu'il représente. Son costume Hugo Boss et sa montre de luxe sont les seuls signes ostentatoires qu'il se pense obligé d'afficher pour compenser son cerveau de ragondin. Oh, il a bien aussi son ego qui mériterait une des meilleures places sur le podium du parfait connard, mais pas sûre que ça vaille grand-chose sur le marché de nos jours, parce que faut dire ce qui est, ils sont nombreux à concourir pour obtenir la première place. Surtout dans cette boîte de voyages.
— Meghan, vous êtes avec nous ?
— Euh... je... Oui oui, bien sûr, Monsieur, je suis là !
Ouaip, moi, je n'ai pas encore obtenu l'illustre permission d'appeler le grand patron par son prénom, comme peut le faire Greg l'opossum. Je lui sers donc du pompeux « Monsieur » à longueur de journée, chaque fois qu'il nous fait l'honneur de sa présence.
— Bien. Je disais donc...
Mon patron : John junior Osborne, cinquante-quatre ans, Président Directeur Général de « Juneau Trip », fils de John senior Osborne et petit-fils de John senior au carré Osborne, fondateur de l'agence de voyages numéro 1 d'Alaska, laquelle possède plusieurs bureaux, dont celui-ci à Juneau. La classe, hein, de travailler dans la plus grande agence du nord des États-Unis ! Eh bien, pour être tout à fait franche, chaque matin que Dieu fait, j'ai envie de me flinguer à l'idée de venir y bosser. Mis à part celles qui occupent des postes purement administratifs, je suis la seule femme, la seule XX à essayer de s'imposer au milieu d'un amas de XY qui me prennent pour une incompétente. Si je pouvais, je leur ferais bouffer leur chromosome Y, tiens ! Et avant ça, je le mélangerais à toute leur arrogance machiste et je leur enfoncerais profondément dans le...
— Meghan ? Votre opinion ?
Eh chiotte.
— Je...
Génial, toute la tablée me scrute de nouveau, les sourires en coin et les têtes qui se secouent en prime.
— OK... Bon, je pense que nous sommes tous d'accord pour adopter le projet de Greg. Fin de séance. Bonne journée à tous. Et je veux du « toujours plus » pour ma prochaine venue à Juneau.
Tous les costards-cravates se lèvent en même temps, déclenchant un brouhaha de chaises qui raclent le sol. Je déteste le bruit et aspire tellement au calme...
Je les imite cependant – cela dit, en rangeant doucement ma chaise – et regroupe mon tas de feuilles, lesquelles n'auront pas été toutes lues à l'assemblée, une nouvelle fois. Je m'empresse de tout ramasser, afin de sortir au plus vite, mais j'échoue lamentablement – mots d'ordre du jour, on dirait bien – alors que la voix de mon patron résonne à quelques pas de moi.
— Meghan, j'aimerais vous parler avant que vous ne sortiez.
« J'aimerais » ... Comme si l'option que je refuse son ordre masqué sous ce pseudo souhait pouvait être envisageable. J'ai envie de lui dire d'assumer son « Je veux », mais bien évidemment, je n'en fais rien. Eh oui, je ne suis pas la fille ni la petite fille d'une pionnière du tourisme et j'ai besoin de ce job pour vivre.
Soupirs...
— Lorsque je vous ai embauchée, démarre-t-il pendant que je pense haut et fort « Aïe », j'ai vu en vous cette jeune femme forte, au tempérament tenace si essentiel à tout explorateur, et aux talents multiples (pause : entendre aux jolis boobs, parce qu'en l'instant, ce n'est pas mon visage qu'il scrute), tous ces éléments indispensables pour occuper un poste de chargée de tour opérateur dans ma société.
Pas me virer, pitié, pas me virer...
Je fais bonne figure et acquiesce avec sérieux, tentant d'afficher assurance et conviction, en réaction à tout son blabla, alors qu'à l'intérieur, j'ai envie de pleurer, non seulement parce que j'ai une trouille bleue d'être licenciée, mais aussi parce que j'ai ho-rri-ble-ment mal aux pieds avec ces fichus talons.
— Je n'ai pas pour habitude de prendre autant de pincettes avec mes employés, Meghan, aussi, j'espère que vous avez conscience de l'effort que je fais en arrondissant les angles de cette mise en garde.
« Mise en garde », ça veut dire : « pas virée encore » non ? Cette fois, je hoche la tête avec une réelle foi.
— Bien. Donc je ne vous le dirai pas une seconde fois, et vous pouvez même prendre cet avertissement pour une menace. Si vous ne vous ressaisissez pas, Meghan, je vous vire. Est-ce que c'est entendu ?
— Oui, Monsieur, parfaitement. Merci pour cette nouvelle chance, m'écrasé-je autant que faire se peut.
— Dernière. Pas nouvelle.
— Dernière, tout à fait. Merci, Monsieur.
J'ai envie de vomir, mais je doute que ce soit le bon moment ou le lieu pour le faire. Alors je ravale ma bile et amorce un pas, puis deux en arrière, pour sortir de la salle de réunion. Bon sang, j'ai l'impression d'être un vassal devant son roi. Me manque plus que l'inclinaison de tête et la révérence obséquieuse.
— L'île Baranof, hein...
— Oui, Monsieur.
— Je l'ai visitée il y a de cela de nombreuses années. J'ai quelques vagues souvenirs, et je vous accorde que c'est un joli coin. Mais n'oubliez pas que ce sont les goûts du client qui comptent, Meghan, pas les vôtres.
— Oui, Monsieur.
— Mmm.
Il a prononcé le « Mmm » final, celui qui veut dire : Vous pouvez disposer. Alors je fais demi-tour et ouvre la porte, prête à bondir dans le couloir.
— Meghan ?
— Oui, Monsieur ?
— Ne vous plantez pas. Have a good trip.
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Bad Trip en AlasKaL (Black Ink Editions)
RomanceSi Meghan ne trouve pas l'excursion parfaite, c'est simple, elle est virée de son agence de voyages. Alaskienne de naissance, elle est certaine que c'est sur ces terres sauvages qu'elle trouvera le Good Trip. Enfin ça, c'était avant de tomber sur le...