- Thorn ?
La petite voix qui vient de résonner au bout du fil lui gèle le souffle.
Thorn considère d'un œil acéré le geôlier qui semble n'avoir cure de sa conversation.
30 jours se sont écoulés depuis que le seigneur Farouk, auréolé de sa splendeur lunaire, a eu le caprice de le gracier dans sa cellule, devant la foule avide (et visiblement déçue) de sa cour.
Il a ri, ce grand ahuri. D'un rire charmant et léger, tout bonnement incongru entre ses lèvres d'ordinaire maussades. La petite fiancée d'Anima se tenait en arrière, grisâtre et quelconque dans la cohorte soyeuse et bigarrée de la suite du seigneur du Pôle ; elle lui brûlait la rétine plus que le reste.
Une scène abracadabrante qui hante encore Thorn, 30 jours après, entre ses quatre murs de marbre doré.
Son geôlier s'humecte le pouce et tourne une page de son journal.
30 jours.
Sans un son, sans une visite, hormis celle de cet homme taiseux, aux manières soignées, presque amicales. Cet homme qui lui apporte chaque jour une gazette – une feuille de choux pleine de ragots, mais que Thorn parcoure d'un œil scrutateur, à l'affut des vraies nouvelles.
La grâce de Farouk a au moins amélioré ses conditions de vie ; la torture n'est plus au programme. Et aujourd'hui, son geôlier a raccordé l'appareil téléphonique greffé au mur de sa cellule et lui a tendu le combiné en annonçant d'une voix indifférente : « Cinq minutes ! »
- Thorn, vous êtes-là ?
La voix est lointaine, vaguement anxieuse. Le geôlier tourne une page de la gazette dans un froissement, en lui jetant un regard inexpressif par-dessous ses épais sourcils en accents circonflexes.
- Je suis là.
Thorn a lâché cela d'une voix dure.
Il y a un silence au bout du fil, puis un soupir résolu.
- Bien, dit Ophélie avec empressement, nous n'avons que quelques minutes, et nous sommes sans doute écoutés. Comment allez-vous ?
Thorn fait tourner ces mots en lui quelques instants. Comment va-t-il... ? Pourquoi est-il encore là ? Les mots sont très, très loin.
- Bien, lâche-t-il d'une voix lourde.
- Ont-ils soigné votre jambe ?
Thorn a un regard pour l'attelle et le bandage de fortune qu'un chirurgien est venu poser le jour de la grâce invraisemblable du seigneur Farouk, et qui n'a pas reçu de soins depuis.
- En partie, édulcore-t-il, laconique.
La petite voix continue sur le même ton d'urgence.
- Berenilde et moi avons déposé une requête pour que vous soyez placé en détention à résidence avant votre procès, nous avons bon espoir de vous faire sortir de là bientôt et de vous ramener au manoir. Je ne sais pas si quelqu'un a pris la peine de vous le dire, la date de votre procès a été fixée dans 81 jours exactement. Les avocats de Berenilde s'activent pour que votre dossier soit irréprochable...
Non, personne n'a pris la peine de le lui dire, mais il l'a lu en italique dans un encart minuscule du journal flétri qui repose sur la pile soignée d'autres journaux flétris :
NOUVEAU PROCÈS A VENIR POUR L'INTENDANT TORTUEUX
Thorn n'arrive plus à desserrer les lèvres. Depuis 30 jours, rien n'existe plus que ces quatre murs de marbre doré, son geôlier et la gazette du jour. Et ses pensées, toujours, encagées en lui comme un tourbillon furieux.
Cette petite voix un peu enrouée – encore malade ? – le tourmente. Elle mouline un flot d'informations, sur la position de sa tante à la cour, le bébé de Farouk, les avocats, le procès...
Puis elle s'interrompt si soudainement qu'il se demande si la ligne n'a pas été coupée.
- Il n'est pas revenu vous voir, n'est-ce pas ? demande-t-elle d'une voix si basse que Thorn doit plaquer plus fermement l'écouteur contre son oreille pour l'entendre.
- Je n'ai reçu aucune visite, confirme-t-il d'un ton monocorde.
Un soupir au bout du fil.
- Ophélie, la coupe-t-il d'une voix sourde, presque – presque - douce.
- Oui ?
- La gazette d'hier annonçait un départ de l'aérostat pour Anima. Ils sont rares.
Elle ne dit rien.
- Je suis étonné de vous entendre au téléphone aujourd'hui, reprend-t-il en articulant chaque syllabe dans le combiné.
- Ma famille est repartie.
- N'ont-ils pas insisté pour que vous rentriez avec eux ?
- Ils l'ont fait.
Une note de défi ponctue ces derniers mots.
- Que faites-vous encore au Pôle dans ce cas ?
Sa voix est sans doute plus froide qu'il ne l'aurait voulu.
- N'est-ce pas évident ? se rebiffe la petite voix.
- Non, lâche Thorn d'un ton glacial après avoir pris un temps pour réfléchir à la question, ça n'a rien d'évident. Si c'est le devoir qui vous retient au détriment de votre sécurité, sachez que...
- Le devoir ? Vous pensez que je reste parce que j'estime que c'est mon devoir ?
Impossible de décrypter une voix pareille. Est-elle amusée ? Dégoûtée ? Sarcastique ? Il est si mauvais à cet exercice, se désole-t-il pour la millième fois de sa vie.
- Thorn, je... je reste. Il n'y a rien à ajouter.
La voix se tut un long moment. Dans le grésillement de l'écouteur, Thorn remarque soudain le monde du dehors. Il est là, tout autour d'Ophélie, il ne l'a simplement pas entendu jusqu'à présent. Une voix pressante et agacée. Sa tante. Le vagissement d'un nourrisson. Le ton neutre et détaché d'un domestique.
Il lui semble que tous ces sons s'étouffent, des craquements retentissent à son oreille. On se déplace en portant le téléphone, aussi loin que la longueur du fil le permet. Soudain il n'y a plus qu'un silence de coton, et la petite voix reprend dans le combiné, essoufflée, un peu chevrotante, si petite, si lointaine.
- Thorn, c'est que... Je... Pas partir.... Vous comprenez, je... ? Vous...
La réception est épouvantable.
- Ophélie ! s'exclame-t-il, tendu comme un arc, d'une voix qui interpelle le geôlier.
Ce dernier consulte sa montre, se lève et tend la main vers l'appareil téléphonique.
- Cinq minutes, conclut-il.
- ...aussi, crachote l'écouteur dans son tympan avant que le geôlier ne coupe la ligne.
Thorn a à la fois envie de lui faire très, très mal, et de se recroqueviller en lui-même, comme pour conserver et triturer tout à son aise la résonance des paroles à peine perceptibles crépitées par l'écouteur.
Il reste immobile un long moment, avant de raccrocher. Lentement, il va s'asseoir en boitant sur le lit étroit qui occupe un coin de la pièce.
Il lui semble que le son crachotant de l'appareil se répercute dans sa longue cage thoracique, comme un oiseau emmuré se débattant pour sortir.

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Axial
FanfictionEt si Thorn n'avait jamais franchi les murs réfléchissants de sa prison ? [Fin alternative, tome 2. Courtes vignettes autour de ce que l'histoire aurait pu être.]