Colin -- Manchots empereurs

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Séoul, début août 2005

— Yuyu !
Occupé à lire un livre à plat ventre sur son lit, Colin sursaute à la brusque intrusion de sa petite sœur dans sa chambre.

Il lui a déjà dit mille fois de frapper, mais Claire semble acquérir l'habitude avec beaucoup de difficulté et de nombreux ratés, ce qui n'arrange pas du tout Colin. Si à Strasbourg, ça lui était un peu égal, ce n'est plus le cas maintenant qu'ils ont déménagé et qu'il a grandi ; il veut être tranquille et pouvoir faire ce qu'il veut sans être interrompu ou surpris.

— Maman propose qu'on regarde un nouveau film français ! s'écrie la petite fille sans remarquer les sourcils de son aîné, qui se sont un peu froncés.
Elle se jette sur le grand serpent tacheté roulé dans un coin du lit et le serre dans ses bras, le nez dans la peluche. C'est un peu comme faire un câlin à Colin ; ils ont la même odeur.
— Isidore peut venir aussi !

Parce que la pommette de sa sœur est peinturlurée de mercurochrome rouge par-dessus les points de suture, Colin sent la culpabilité lui grignoter le cœur. Il ne dit donc pas à Claire de laisser la peluche ; il ne lui dit pas non plus qu'il a envie d'être seul — et libre de ressasser les mêmes angoisses encore et encore.

Et puis, un film français en famille, ça le tente ; c'est comme retrouver un peu l'Alsace, quelque part, et elle lui manque énormément.

Colin referme son livre et s'agenouille sur la couette.
— C'est quoi, comme film ?
— Je ne sais pas, répond Claire.
La seule chose qui lui importe est le moment passé avec ses parents et son frère. Ce qu'ils font ensemble ne change rien pour elle, le Franco-coréen le sait : la fillette dit oui à tout avec le même enthousiasme.

Colin sourit.
— Je veux bien. J'arrive. On fait un plateau à manger pour aller avec ?
— Oh, oui ! Je vais aider à le préparer !
Claire lui lance Isidore ; il rattrape la peluche qui l'accompagne depuis tant d'années des deux mains tandis que sa sœur quitte la pièce en courant. Il a toujours l'impression que le serpent a rapetissé, mais c'est seulement lui qui a grandi.

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Une heure plus tard, la famille Kwak au complet se retrouve sur les fauteuils du salon avec le dîner : macaronis-boulettes sauce tomate, comme dans La Belle et le Clochard, avec une salade de laitue et tomates cerises en accompagnement — et du pain. Ce dernier n'a pas tout à fait la même texture que celui que monsieur Kwak ramenait de la boulangerie en France, mais ce repas crie à nouveau tellement « Strasbourg » que Colin a encore envie de pleurer.

— Bingsu au melon pour le dessert, dit sa mère en lui jetant un coup d'œil rapide.
Un peu de Corée pour un mélange, comme Claire et lui.
— Ouiiiii ! J'adore le bingsu au melon !
— Mimi, ferme ta bouche quand elle est pleine de nourriture, s'il te plaît.
— Oui, Maman ! répond la fillette en enfournant gaiement une nouvelle fourchetée de pâtes.

Monsieur Kwak insère le DVD dans le lecteur avant de revenir prendre sa place sur le canapé, la télécommande en main.
— Espérons que ce soit bien !
— Ça parle de quoi ? demande Colin en piquant dans une demi tomate cerise.
Il essaie de dénouer sa gorge, de ne pas penser à La Robertsau.
— Ça s'appelle La marche de l'empereur. Ça vient de sortir en DVD. Et ça parle de... manchots empereurs !
— Je ne savais pas que tu étais fan des manchots empereurs, fait remarquer Colin.
— Je ne m'y intéressais pas spécialement, mais j'ai vu ça, et je me suis dit que ça pourrais être instructif. Le film a reçu beaucoup de louanges ! J'ai hâte de voir ce que ça donne, en tout cas.

Monsieur Kwak sourit à la ronde, puis lance le long métrage.
— C'est parti !
Toute la famille tourne les yeux vers la télévision.

Si, au début, Colin regarde le documentaire avec une attention un peu distraite entre deux bouchées de macaronis, il se laisse rapidement captiver par les grands oiseaux noirs et blancs de l'Antarctique.

Ils se sont accommodés de l'environnement si hostile dans lequel ils n'auraient pas dû survivre. Plus encore, ils y luttent de toutes leurs forces pour se reproduire et assurer la continuité de leur espèce au cours d'un processus incertain.

Température de –40 degrés, vent à 140 ou 200 kilomètres/heure, eau à un degré alors que leur corps est à 39... Non seulement, les manchots se sont acclimatés aux conditions polaires de leur habitat, mais en plus, ils résistent à la pression lors de plongées profondes ; pour cela aussi, leur métabolisme s'est adapté.

Fasciné, Colin observe les volatiles, si patauds sur la glace et incapables de voler, glisser dans l'eau avec une grâce qui semble impensable lorsqu'on les voit se dandiner sur la terre ferme.

Il les voit, au cœur de ce climat inhospitalier de neige et de vent, créer un œuf, auquel ils dédient leur existence : le porter sur ses pattes, envers et contre tout, puisqu'il n'est pas possible de l'enterrer dans une glace aussi dure. Élever cet unique petit sans savoir s'il atteindra l'âge adulte. Le protéger des nombreux prédateurs. Marcher des kilomètres et des kilomètres... Tant de complications, tant de dangers, tant d'impossibilités qui, pourtant, ne les font pas renoncer.

Au fil de l'heure vingt, l'adolescent se prend d'affection pour les manchots, vaillants en dépit de tout ce qui compose leur vie.

En réalité, il se sent proche d'eux, même s'il se trouve à Séoul et non au pôle Sud.

L'année qui vient de s'écouler depuis leur départ de France, il l'a vécue comme une sorte d'Antarctique personnel.

L'angoisse est partout, au détour de chaque journée. Il faut s'adapter à tout, tout ce qui paraît hostile à quelqu'un qui n'a pas tout à fait été créé pour être ici.

Il doit se faire à beaucoup de changements mais, quoi qu'il fasse, il dénote. Il n'est pas comme les autres ; il est à moitié français, il est blond, il a une peau plus pâle, il est un peu plus grand. On ne lui fait jamais de mal : il est vu comme une curiosité positive à l'école — mais une curiosité quand même. Il a peur de toujours être à part, peur qu'une fois que le charme de la nouveauté rompu, ne reste plus que la différence.

Il est le seul « de son espèce » dans sa classe : il n'a personne qui comprend vraiment ce que cela fait d'être lui. À part — pour partie seulement — Claire, mais Claire n'a pas l'air de se poser autant de questions. Ces dernières sont-elles valides, alors que tout se passe bien, qu'il se fait des camarades, qu'il n'a jamais, jusqu'à présent, été victime de brimades, qu'il suit très bien les cours ? Est-il paranoïaque pour rien ? Il ne rêve pas : il est différent à l'extérieur, également différent au fond de lui, et cela l'inquiète de plus en plus.

Pourtant, malgré tout ce qui est contre lui, le manchot empereur fend l'eau glaciale avec élégance. Lui-même se sent mieux dans la piscine, qui l'apaise. Ses heures de natation sont les plus douces de la semaine lorsqu'il n'est pas à la maison.

— Ça vous plaît ? demande monsieur Kwak en souriant alors que le bébé manchot avance sur la banquise sans se laisser abattre. Ils ont du mérite, ces oiseaux !
— Oui, je les aime ! répond aussitôt Claire, la joue gonflée de bingsu.
La fillette se tourne vers son frère, assis entre leur mère et elle.
— Et toi, Yuyu ? Tu aimes les manchots ?

Pour une raison inconnue, la question de sa sœur fait gonfler le cœur de Colin. C'est comme si Séoul était tout à coup catapultée à Strasbourg, ou plutôt l'inverse : il est à Séoul, mais Strasbourg n'est pas loin. L'expatriation n'a rien changé à l'atmosphère de la maison : Claire parle toujours trop en le suivant à la trace ; ses parents échangent toujours leurs regards concernés par-dessus les toisons blondes de leurs enfants ; Isidore trône sur le pouf même s'il a douze ans. Ils regardent toujours des films en famille avec leur dîner sur des plateaux. Une fois l'écran noir, ils discuteront pendant une heure de ce qu'ils viennent de visionner avant que les enfants ne se fassent envoyer au lit.

Si les manchots empereurs se sont adaptés à l'Antarctique, peut-être peut-il, lui aussi, se faire à la Corée et vivre des rêves ici.

Il croque un dé de melon et hoche la tête.
— Oui, beaucoup. 

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