Crocs et poils à Temple Bar (Daniel Murphy T.1)

Chapitre 6 : Le poitín fantôme

― Vas-y, Danny ! Un pieu dans le cœur ! m'encouragea ma mère.

Je regardai le boucher qui me faisait face derrière son comptoir. Il ressemblait étonnamment à Charlie Chaplin. Il fit tourner sa canne.

― Je ne peux pas, Maman, je dois faire mes devoirs ! lui répondis-je désespérément en lui montrant le cahier de maths que je serrais entre mes mains.

Ma mère soupira et sortit un mégaphone de son sac à main qu'elle pointa sur Charlie Chaplin.

― Tu me déçois beaucoup, Danny. Moi qui te voyais déjà trapéziste...

Le freinage du taxi me réveilla. Nous étions enfin devant chez moi. Je baillai, donnai au chauffeur ce que je lui devais pour la course et m'extirpai de la voiture. Je tâtonnai ensuite dans la nuit noire pour trouver la poignée de mon portail et soupirai presque de soulagement quand mes doigts se posèrent dessus. Je fis deux pas et la lampe devant la maison détecta ma présence. Mon chemin s'illumina d'une chaude lumière jaune.

Arrivé devant le sas, j'ouvris la première porte vitrée et farfouillai dans mes poches pour retrouver les clés de l'entrée, verrouillée. Mes yeux se posèrent alors sur le paillasson qui accueillait les visiteurs avec un « welcome » un peu terni. Entre le premier « E » et le « M », une tache foncée agrémentée de plumes grises et blanches était venue assombrir le tapis brosse.

Après cette observation précise et fort détaillée menée par mes globes oculaires, mon cerveau fatigué et un peu embrumé en arriva à la conclusion que ce paillasson n'était plus très accueillant. Puis il classa l'affaire.

Alors qu'un cliquetis métallique m'avertissait que mes doigts arrivaient au terme de leur quête, la porte d'entrée s'ouvrit et la tête épuisée d'Enat apparut dans l'encadrure. Elle arbora un petit sourire en me voyant et s'écarta pour me laisser entrer.

― Luther m'a apporté le message, annonça-t-elle.

Luther ? Je tournai la tête vers le salon et aperçus le matou noir lové sur le canapé. Enfin, quand je dis « lové »... Disons qu'il était allongé sur un coussin tel un empereur sur son triclinium, une petite plume blanche au coin de la lèvre, et que les billes d'un noir abyssal qui lui servaient d'yeux m'annonçaient qu'il avait encore un peu de place pour le dessert.

― Tu as une tête abominable, constata Enat. Je vais te préparer une petite potion pour que tu te réveilles en forme demain matin. Installe-toi dans le salon, je reviens.

J'avisai le chat qui attendait que je m'assoie à côté de lui en se léchant les babines. J'optai finalement pour le bureau, pris place devant l'ordinateur éteint et sortis une feuille ainsi qu'un crayon pour inscrire tout ce que j'avais appris d'utile aujourd'hui.

Tout d'abord, la sortie au pub du matin. J'y avais bel et bien aperçu de potentiels suspects. C'est alors que le souvenir de la photo immédiatement suivie du plongeon de mon téléphone me revint. Je sortis mon portable de ma poche et bataillai pendant cinq bonnes minutes pour récupérer la carte mémoire. Cela fait, je farfouillai dans mon sac et retrouvai enfin l'adaptateur de cette dernière entre un ticket de cinéma et une carte de fidélité d'un magasin fermé depuis deux ans. Je poussai finalement un soupir quand je vis s'afficher sur l'écran de mon ordinateur les photos de feu le téléphone.

Celle qui m'intéressait, la dernière, était floue et mal cadrée. En somme, parfaitement inutile. Je l'imprimai tout de même, histoire de ramener autre chose de cette virée matinale qu'une horrible et peu glorieuse gueule de bois.

Que pouvais-je noter d'autre au sujet de l'enquête ? Le nain rencontré au pub dans la soirée. Il avait admis être en contact avec le Clan de la Distillerie et nous l'avions rencontré dans l'établissement où j'avais précisément vu les poilus quelques heures plus tôt. Ce pub était forcément lié à l'affaire. Et ils y servaient de la bonne bière pas trop chère.