[L02] Au plus haut point languit mon cœur (2/2)

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Le lendemain, ce fut au tour de Petite Pierre Noire de disparaître sans crier gare. Me voyant arpenter la cour en marmonnant, Éclat de Fer m'informa qu'il l'avait aperçue quittant la propriété de bon matin, en direction de la forêt.

J'avalai la côte de la colline d'un pas ample. Derrière la butte, une marée pailletée d'or engloutissait les contreforts des monts Kūnyú. Çà et là, des conifères crevaient la futaie de leurs parures inaltérables. Des rapaces planaient sous le plafond tumultueux, lourd d'une menace larvée. Les gloussements et roucoulements cachés des geais, bécasses et autres faisans se renvoyaient un avertissement d'un écho à l'autre. Le monde des hommes s'arrêtait à cette frontière bruissante de vie ; il en coulait une fragrance sauvage qui éveillait quelque respect primitif.

Je trouvai Petite Pierre Noire au sommet, devant la toile de cette nature farouche. Elle s'était installée dans l'herbe perlée d'humidité sur une courte natte de jonc, toute frissonnante de vent d'automne. Son regard errait sur les cimes dans sa contenance favorite de déesse inaccessible.

Elle n'était pas seule.

Je me figeai ; quelqu'un m'avait devancé. Quán Ān écrasa quelques brindilles sous ses bottes, du pas lourdaud d'un pachyderme. Elle tourna la tête dans sa direction. De là où j'étais, son profil se découpait sur les nuées brumeuses : l'harmonie d'un nez fin sur des lèvres frémissantes. Aucun d'eux ne me voyait.

— Vous méditez ?

La voix doucereuse du seigneur de ces terres, un peu mélancolique, s'étoffait d'une autre ampleur dans ce théâtre arboricole.

— Je cherche à saisir le sens de cette forêt, à écouter la chanson de ses ruisseaux, à interpréter les murmures des hauts bambous.

Il hocha la tête, comme s'il avait tout compris.

— Peu de gens comprennent ces bois. Les paysans se contentent d'exploiter la lisière, sans s'aventurer sous le couvert épais des frondaisons. Là-bas se trouve le domaine des esprits, des renards et du terrible bāshé qui avale les promeneurs égarés. On raconte qu'un dragon habite en son cœur, sur un trône de bambou, et qu'il délivre les fruits de sa connaissance à ceux assez sages ou assez fous pour le trouver.

— Un dragon, vraiment ?

— Une légende... mais n'ont-elles pas toutes un fond de vérité ? Plus jeunes, mon frère et moi jouions à nous faire peur en nous enfonçant sous les ombrages, lorsque le soleil brillait haut dans le ciel. Nous n'avons jamais croisé de dragon lors de nos courses folles ni de python démesuré, mais des yeux méfiants observaient nos bravades juvéniles. Notre innocence nous protégeait. Je ne sais si j'oserais de nouveau défier les gardiens des lieux.

Il s'assit dans l'herbe humide à côté d'elle, sans même prendre garde aux pans de son chángpáo.

— Pourquoi cet intérêt pour ce pays sauvage ? Vous n'êtes pas d'ici, vous serez bientôt repartie.

— Je cherche à résoudre une énigme dont la clé se trouve au pied de ces montagnes. Elle m'échappe encore, malgré mes prières. Mon esprit peine à s'ouvrir à la sagesse de Wénchāng.

— Oh, vous adorez donc le dieu des lettrés ?

— Je suis l'apprentie de maître Zhé, au temple de Línzı̄. Quand il me jugera prête, je scellerai mes vœux pour devenir prêtresse.

Il réagit avec un léger mouvement de surprise.

— Je suis honoré de la présence d'une disciple du Scribe céleste dans ma demeure. Je vous renouvelle mon offre : ma modeste bibliothèque vous est ouverte. Rien de comparable avec celle de Jìxià, mais vous y trouverez les textes de Qū Yuán et Sòng Yù.

[Sous contrat] Les 5 soldats de bambou [T2 : Ombre Éphémère]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant