[Ch01] Les multiples facettes d'une prison (1/3)

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Chapitre 1

Les multiples facettes d'une prison


 Au début est l'obscurité. Une ardoise noire, vierge de toute pensée.

Puis les événements s'ajoutent, l'un après l'autre. Des hànzì aux couleurs chatoyantes se gravent par le fer, se parent de feu, se coulent dans les larmes, jusqu'à trouver leur juste place. Les glyphes s'entrelacent dans un écheveau dont la vision d'ensemble se dissimule au cœur de chaque nœud. Un labyrinthe sans issue. Une énigme sans clé. Des questions sans réponses. Où est la vérité ?

Fragilisé par les attaques contre la source de son pouvoir terrestre, le dragon Qílóng qui règne à l'insu de tous sous les traits de feu le prince Tián Jiàn sombre dans la folie. Incapable de percevoir les liens brisés ou les fragments arrachés de son royaume, il soupçonne même ses plus fidèles serviteurs. Peuvent-ils encore enrayer sa chute ?

Une force mauvaise œuvre en secret, éveillée par sa déchéance : un dragon noir, l'ombre du soleil. Par cinq fois, les glyphes prophétiques se sont inscrits sur l'écaille de tortue pour les mettre en garde. Cinq avertissements, cinq présages. Comment l'empêcher de détruire le royaume ?

Un autre espoir existe. Un enfant né de l'amour entre Jiàn et Měifèng pourrait hériter du trône, s'ils sont capables d'exhiber à la fois le décret légitimant ses droits et le Qíjı̄ng comme preuve de son identité. Mais le bébé a disparu, enlevé par un homme chevauchant l'étalon du roi Jiàn. Qu'est-il devenu ?

Cíqiǎo inspire profondément jusqu'à irriguer ses moindres extrémités. Elle pense être capable de donner un sens à certaines de ces questions, mais d'autres réponses se refusent encore à elle. Il lui manque des éléments pour compléter le gigantesque goban sur lequel dragon blanc et dragon noir s'affrontent à coups de destinées humaines. Un bruissement léger se glisse dans ses pensées, comme pour lui chuchoter des vérités insaisissables qu'elle n'est pas prête à entendre. Elle ouvre les yeux.

Rien n'a changé depuis bientôt deux décades que Qílóng les retient enfermés au palais, dans la salle aux cinq tripodes où il leur a confié une fraction de son pouvoir. Après des lunes à parcourir le royaume pour tenter d'enrayer le mal pernicieux qui le ronge, les voilà donc revenus à leur point de départ. Les lieux saturés de l'emprise des cinq éléments façonnent une cage redoutable.

Elle est assise au pied du chaudron de bronze, décoré de sa qílín gracieuse et gorgé de la terre ocre du fleuve Jaune. Le tripode forme le centre d'une demi-sphère de trois pas de diamètre, tissée de bambous vigoureux. Les végétaux se courbent en coupole au-dessus de sa tête. Leurs feuilles oblongues frémissent un avertissement, à l'affût de ses gestes. Des rais de lumière jaune-vert baignent sa prison d'une fragrance sauvage.

Elle n'essaie plus de franchir ces barreaux vivants. Le souvenir de la brûlure des coups, des sifflements agressifs, de la pression du toit la maintient à distance respectable. Ils ne s'écartent en rideau docile que lorsque le grand chambellan Zōu Hóuzhēn vient lui porter son repas, toujours en compagnie du fidèle chien au pelage jaune ocre un peu hirsute. La régularité de ses visites ancre l'écoulement du temps, car la lumière diffuse ne s'éteint jamais. Aucune ombre n'est autorisée à pénétrer leurs enclaves.

Tant qu'elle se tient sage, les barreaux se contentent d'osciller comme sous une brise paisible, lui permettant même d'entrevoir les prisons de ses compagnons d'infortune, réparties aux quatre angles de la pièce. Un réseau de piques barbelées enferme Zhúgāng ; elle ne connaît que trop bien le goût ferreux de leur baiser. Un rideau de feu danse autour de Hǔníng ; elle en perçoit la morsure sur sa peau dès qu'il s'en approche. Une vague d'un bleuté translucide englobe la silhouette floutée de Měifèng ; elle sent l'humidité s'infiltrer dans ses os et étouffer les braises qui y somnolent. Même la colère ardente qui bat dans ses veines ne parvient pas à les rallumer. Enfin, une coque de roches cristallines recouvre Tāo ; elle éprouve leur poids immuable sous ses doigts impuissants.

Les cinq éléments se liguent contre leurs détenus selon le cercle conquérant des courants du . Le bois se nourrit de la terre, la terre absorbe l'eau, l'eau éteint le feu, le feu forge le métal et le métal tranche le bois. Par quelque étrange enchantement, les manifestations ne débordent pas de leur rôle d'inlassable vigile. Le parquet lustré supporte sans broncher la morsure des flammes, l'humidité de la vague ou les racines des bambous.

Cíqiǎo rabaisse les paupières. Ses yeux ne lui apprennent rien de nouveau, le feuillage bruit à ses oreilles une chanson d'abandon, un parfum de défaite la nargue, toute sa nourriture s'affadit d'un goût d'impuissance, même sa langue si agile demeure inutile. Ses compagnons et elle ne peuvent se parler et, pourtant, ils n'ont jamais été aussi proches. Le lien qui les unit s'est renforcé dans cette épreuve. Ou peut-être a-t-elle appris à mieux l'exploiter ? Il représente leur dernière possession, le rempart qui les empêche de sombrer dans le désespoir et la folie de leur réclusion. Leurs sensations se mêlent. Les émotions en disent plus que les mots.

Elle est Zhúgāng.

Quelques gouttes carmin roulent sur le dos de sa main avec un picotement. Elle recule, s'accroupit, puis lèche la plaie superficielle sans y prêter attention. Ce n'est ni la première ni la dernière. L'odeur du fer lui pique le nez, envahit tout au point qu'il n'existe nulle autre fragrance perceptible. Elle a oublié le doux parfum de l'humus dans les forêts de bambous. Ses lèvres se retroussent sur un rictus pugnace. Elle ne peut s'empêcher d'essayer, encore et encore, de percer la muraille coupante, comme un animal pris au piège. Sans les présences apaisantes au fond de son esprit peut-être se serait-elle depuis longtemps empalée sur le défi des pointes effilées.

Elle est Hǔníng.

Torse nu sous la chaleur écrasante, le pantalon retroussé au genou, elle répète inlassablement les pas de danse de Mille Ruses. La sueur ruisselle sur son front jusque dans sa barbe. Elle en ressent à peine la démangeaison. La transe du combat lui offre une évasion salutaire, une autre vision que ce mur hypnotisant qui crépite à ses oreilles. Ses articulations rouillées ont d'abord protesté, mais la souplesse revient, malgré la faiblesse imprimée dans sa chair par son ancienne blessure. Des réflexes oubliés surgissent des replis graisseux d'un corps qui avait pris ses aises.

Elle est Měifèng.

Quelques gouttes suintent du plafond instable en un ruissellement permanent. Elle inspire une brume humide qui tapisse sa langue d'un relent croupi. Un frisson réveille la chair de poule sur sa peau ; tout est poisseux de froid sous ses doigts. Rien ne sèche. Ses vêtements sont encore gorgés de l'eau de ses premiers essais, lorsqu'elle pensait stupidement qu'un simple bond lui permettrait d'échapper au voile aquatique. Elle a bien failli périr noyée sous le déluge punitif du dôme. Tout au fond de ses entrailles, une étincelle de colère brûle encore, attisée par l'inanité de ses tentatives d'évasion. Elle la nourrit avec la patience d'un veilleur devant son feu de camp, au cœur d'une longue nuit d'hiver. Rien n'est éternel. L'aube se lèvera un jour et, à ce moment-là, sa flamme rejaillira.

Elle est Tāo.

Un léger fredonnement s'échappe de sa bouche close. Les parois lui renvoient l'écho de sa mélodie comme si elles psalmodiaient avec elle. Son corps vibre en harmonie ; le chant l'apaise. Le temps passe sans trouver prise sur son âme. Une présence brumeuse s'éveille au rythme de cette musique primordiale. Elle perçoit la caresse d'un doigt sur son épaule, quelques mots de réconfort chuchotés à son oreille, une discrète fragrance de varech. Un sourire étire ses lèvres. Après vingt-quatre années de vide, la simple réalité de cette présence à ses côtés lui insuffle la force de tout endurer.

Elle patiente, elle n'est pas seule.

[Sous contrat] Les 5 soldats de bambou [T2 : Ombre Éphémère]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant