Le mouton noir

Chapitre 1

Préface

            J'étais à l'arrière de la voiture avec ma sœur. Mes parents étaient à l'avant, mon père au volant. Shanna et moi discutions de choses et d'autres pour faire passer les nombreuses heures de voiture qui séparaient un super camping à Biarritz de notre maison à Montpellier. Ça avait été des vacances géniales, piscine, shopping, activités nautiques, shopping, bronzette, shopping et encore shopping. Je ne dirais pas que j'ai passé les meilleures vacances de ma vie, rien ne vaut les paysages paradisiaques de Tahiti ou les gigantesques buildings de New York, mais les vacances reposantes au bord de la piscine du camping ne sont pas de refus. J'y ai même rencontré un super garçon, Nicolas. Tout ce que j'aime, et qui fait rêver toutes les filles de mon âge. Il était grand, mat de peau, physiquement bien foutu (par-là, je veux dire qu'il avait une superbe tablette de chocolat, que je pouvais observer pendant plusieurs heures).

            Pendant tout le trajet du retour, j'ai pensé à lui et je ne me privais pas d'en parler en permanence à Shanna. Je ne me rendais pas encore compte à quel point elle était jalouse de mes conquêtes. Et de ma vie en général. C'est vrai qu'elle était beaucoup plus réservée que moi mais c'était elle... c'était son charme. Elle avait de vrais amis, elle au moins. Moi je n'avais que... des connaissances qui s'en fichaient de moi et qui ne prenaient pas la peine de savoir pourquoi je n'allais pas bien. Si j'avais su avant que ma vie aller prendre un tel chemin, je me serais fait plus discrète au lycée et surtout avec ma sœur. Et maintenant, j'en paie les pots cassés...

Chapitre 1

Ma mère cria. Ma sœur et moi, surprises, avons aussi crié en nous avançant sur nos sièges. C'est là que j'ai vu. On fonçait tout droit dans un précipice. Mon père appuya de toutes ses forces sur le freint, mais il était trop tard. J'ai senti la voiture pencher en avant puis tomber, glisser le long du ravin qui paraissait sans fin. Les vitres se sont brisées et j'ai senti des morceaux de verres me transpercer le visage. Comme mon père, je suis restée silencieuse pendant la chute, qui pour moi a duré des heures. Ma mère criait à chaque à-coup et Shanna, seulement au premier, puis plus rien. J'espérais qu'elle se soit tue par le choc, mais au fond de moi, je savais. C'était le genre de fille à crier du début à la fin dans une attraction, et j'adorais me moquer d'elle. Mais ce jour-là, rien n'était drôle.

            La voiture s'est enfin arrêtée. Je n'arrivais pas à bouger, à ouvrir les yeux, à prononcer un mot, rien. Je n'entendais aucune respiration. Est-ce que j'étais morte ? Peut-être. Mais ce qui est sûr, c'est qu'aujourd'hui je fais bel et bien partie de l'horrible monde des vivants. Et je le regrette. J'aurais aimé périr dans cet accident avec tout ce qui restait de mon bonheur et de mon innocence.

            Après plusieurs minutes, j'ai enfin ouvert les yeux. Il y avait dans l'air des milliers de grains de poussières verdâtres, mais je ne m'en suis pas préoccupée. J'aurais dû.  Mon regard s'est précipité vers ma sœur qui ne bougeait plus. J'observais son thorax à l'affût d'un mouvement pour prouver qu'elle était encore en vie, mais rien. Elle ne respirait plus. Mon double était immobile, baignant dans une énorme flaque de son propre sang. Alors je criais son nom pour qu'elle se réveille, mais aucun son ne sortait de ma bouche. Je me suis approchée mais mes jambes étaient coincées sous le siège avant. Du bout de mes doigts, je lui tapotais l'épaule pour faire réagir ses nerfs et réveiller son cerveau mais rien. Rien du tout.

            Quand j'ai retrouvé un peu de voix, j'ai appelé mon père, aucune réponse. J'ai appelé ma mère, aucune réponse non plus. Etaient-ils tous morts ? Ou juste évanouis par le choc ? Je n'en avais aucune idée. Je n'avais aucun moyen de le savoir. Du moins, pas en étant coincée sous le siège.

            Alors je me suis concentrée sur moi. Et c'est seulement à ce moment que je me suis rendu compte que je souffrais. Mes jambes étaient écrabouillées, et moi je baignais dans mon propre sang. Peut-être mélangé à celui de mes parents et de Shanna, mais vu la quantité et la profondeur de mes blessures, il me paressait logique que la plus grande partie provienne de mon corps. En m'imaginant me vider de tout mon sang, et mourir petit à petit, j'ai perdu tout espoir de survivre. Je ne voulais pas mourir. Pas dans ces circonstances.

            Alors, j'ai posé ma tête sur le sol, j'ai fermé les yeux et j'ai repensé au jour de nos seize ans. Shanna et moi avions fêté notre anniversaire comme des reines. On s'était réveillées de bonne heure parce que le styliste, la coiffeuse et la maquilleuse nous attendaient en bas. C'était notre rêve depuis toujours qu'on avait enfin réalisé ce jour-là. Quand nous étions petites, on jouait aux princesses et on s'était promis que le jour de nos seize ans, nous en deviendrions. Et ça a été le cas. Nous étions vêtues de robes de princesses exceptionnelles. La mienne était bleue. Magnifique. Je ne me suis jamais sentie aussi bien que ce jour-là. Grâce à tout ce baratin, j'ai trouvé en moi une allure et un charisme qui me plaisaient. Shanna portait une robe verte, avec des volants, et un superbe bustier qui mettait en valeur sa poitrine. Mais même de sa robe, elle s'en est plaint. Elle disait que le bleu était associé à Cendrillon et que le vert représentait la sœur Javotte. Elle voyait le mal partout. Même le jour qui était censé être le plus beau jour de notre vie. J'ai décidé de penser d'abord à moi avant de penser aux problèmes de Shanna. Je voulais profiter de ma journée. Et puis, elle avait cas dire que sa robe était celle de Tiana dans la princesse et la grenouille. Pourtant, elle m'en a voulu, pas seulement la soirée, mais des semaines. A quoi pensait-elle ? Que j'allais gâché ma journée pour elle ?

            Enfin bref, ce n'était pas en pensant aux petits problèmes de ma sœur que je voulais mourir. Alors j'ai pensé à mes parents. Ma mère qui pleurait à chaque fois qu'on repassait les films de notre naissance et de nos premières fois. Il y a deux ans, pour la fête des mères, j'avais fait une compilation des meilleurs vidéos. On y voyait bien sûr, son mariage avec mon père. Ça puait l'amour, mais j'avoue que c'était beau à regarder. Jusqu'au moment où ma mère s'est emmêlé les pieds dans sa robe de mariée bien trop longue et s'est retrouvée en quelque seconde parterre, en plein milieu de la réception, devant tous les invités. Mais le plus drôle restera toujours la panique du caméraman, qui se trouve être le frère de mon père. Après cette chute, il y a notre naissance. Rien de très intéressant à raconter là-dessus, sauf peut-être les têtes que mes parents ont faites lorsque que les sages-femmes leur ont annoncé que nous étions deux filles. Mes parents voulaient avoir la surprise pour le sexe de leurs enfants. Et comme ils croient au pouvoir des pierres, sûrement une passion qui leur est venue lors de leurs études pour devenir gemmologues, ma mère a passé neuf mois avec deux pierres de quartz posées sur le ventre, une rose pour une fille et une bleue pour un garçon. Mais sincèrement, je pense que la nature les a remis à leur place, ce n'est pas en attribuant une couleur au sexe de l'enfant, que ce dernier va pouvoir s'épanouir en tant que tel.

            Et voilà que je me suis encore perdu dans mes pensées. C'est ça mon problème, je réfléchis toujours trop. Mais bon, si c'est grâce à ça que je vais pouvoir mourir en paix sans aucune douleur, je prends.

            Et non ! C'est trop tard. Maintenant que j'ai repensé à mes jambes écrabouillées sous le siège et à toute la quantité de verre incrusté dans mon visage et mes bras, je revois la scène de la chute en permanence dans ma tête. Je revois ma sœur allongée là, si proche de moi, immobile, mes parents silencieux à l'avant.

            J'ai l'impression que ça a duré des heures, mais c'est peut-être ça, voir sa vie défiler devant ses yeux. Tu repenses à tous les moments de ta vie pendant des heures, mais en fait ce ne sont que des secondes qui passent entre ta dernière respiration et ton dernier battement de cœur.

            Je refuse d'ouvrir les yeux, de voir le massacre qu'a pu faire une seule seconde d'inattention. C'est en revoyant une dernière fois la chute de la voiture dans ce ravin, que je sens mon âme quitter mon corps.