Prologue

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Nous tanguons dans le chariot alors que nous traversons le village.

Ma sœur Earine et moi ne nous lassons pas de ce jeu qu'est d'être secouées comme des salades par les tressautements du chariot tandis qu'il avance, tiré par le cheval. Nana nous avait demandé de nous asseoir et d'arrêter, mais nous ne pouvions nous en empêcher. Nous nous amusons tant à nous lever et à tenter vainement de maintenir notre équilibre.

Nessi, elle, dort dans son couffin, inconsciente de notre voyage. Le monde pourrait s'écrouler qu'elle ne se réveillerait pas.

Je ne me souviens plus, à présent, quand notre voyage avait débuté. C'était il y a longtemps, mais pas tant que ça, puisque Nessi est toujours un bébé. J'ai oublié pourquoi nous sommes partis, à présent. Nous traversons des villages et des champs de Hommes, visitons les Elfes, sans jamais rester très longtemps. Je n'ai jamais vu de Nains, mais Ada dit que c'est parce qu'ils n'aiment pas les Elfes. Mais depuis des semaines, nous sommes sur les routes, campant dans des trous perdus, nous éloignant des gens. Ada et Nana se disputent si souvent que c'est devenu une habitude.

Earine, debout à côté de moi, perd l'équilibre et se penche exagérément sur le côté, se pendant à mon bras. Je glousse, m'appuie sur elle à mon tour dans l'idée de la faire tomber. Nous tanguons l'une contre l'autre en riant, comme des pirates ivres.

Nessi marmonne dans son sommeil, mais continue de dormir.

Nana voudrait que nous restions assises, mais il n'y a rien à faire et nous nous ennuyons beaucoup trop. Je commence à détester notre voyage, et notre moyen de transport, et nos parents pour avoir eu cette idée stupide de partir du château. Alors, pour me distraire de ma colère, je chahute avec ma petite soeur.

- Les filles, asseyez-vous ! Siffle la voix de Nana.

Nous nous baissons un court instant en gloussant, avant de reprendre notre jeu en riant. Earine me pousse délibérément, je m'appuie de tout mon poids sur elle pour la faire tomber. Le chariot fait un saut sur une des aspérités de la route et nous tressautons à notre tour, Earine poussant un cri strident de joie.

Nana se précipite alors sur nous. J'essaie de m'échapper, mais trop tard. Elle saisit Earine par le bras, lui administre une gifle qui la fait tomber assise sur les fesses. Puis c'est mon tour, et ma barrette ornée d'un petit papillon de tissu s'arrache de mes cheveux sous le choc. Je la voie avec horreur tressauter sur le sol du chariot, puis basculer et tomber sur le sol de poussière.

Earine hurle comme un cochon qu'on égorge, ses joues sont rouges et les larmes lui noient le visage. Elle est si en colère et si blessée qu'elle pourrait se faire vomir, je le sais. Nana la saisit par le bras et la secoue comme un prunier.

- Je t'avais dit de rester assise, martèle-t-elle, comme si c'était de notre faute qu'elle nous ait frappées.

Nessi se réveille et se met à pleurer, et elle va la chercher dans son couffin en nous jetant un regard noir.

- Bravo, vous avez eu ce que vous vouliez ?!

Je me recroqueville dans un coin du chariot, tenant ma joue endolorie et trempée par les larmes, et je regarde du coin de l'œil ma barrette qui s'éloigne. J'aimerais demander à mon père de s'arrêter pour aller la chercher, mais j'ai trop peur qu'il s'énerve à son tour.

Moi aussi, je voudrais hurler comme Earine pour les embêter, pour les embarrasser devant les villageois, mais je sais que je recevrais bien plus de coups si je m'y tentais. Earine, elle s'en fiche, Ada finira toujours par la protéger de la colère de Nana, tout en la privant de quelques-uns de ses jouets pour la punir.

Mes joues me brulent, j'ai bien trop chaud. Je ramène mes genoux contre ma poitrine et je les serre de mes bras en sanglotant.

J'ai honte.

Trois paires d'yeux... Bleues - Les Larmes du SudOù les histoires vivent. Découvrez maintenant