— Je suis inquiète pour Miles, dit Miss Jones à sa voisine Mrs Brown.
— Qu'a-t-il encore fait, ce gosse ?
— Oh, rien de mal... C'est juste que... Je trouve assez étrange cette nouvelle passion qu'il a pour le feu.
— Ça lui passera. Tous les ados ont des périodes étranges, tu sais. Mon Jordan était comme ça aussi.
Mrs Brown écrasa son mégot de cigarette sur la rambarde des escaliers avant de le jeter dans le vide. Des cendres noires virevoltèrent et firent des rondes, les deux voisines les suivirent des yeux religieusement.
— Avoir quatre adolescents sous son toit ne doit pas être facile tous les jours, tu es bien courageuse. Mais ne t'inquiète pas. L'adolescence, ça se guérit avec le temps, j'en sais quelque chose.
— Tu crois que ce n'est que ça ? L'adolescence ?
— Pas besoin de payer le docteur pour si peu, crois-moi, rit la quinquagénaire. Ces enfants ne sont pas encore des psychopathes.
— Mmh...
Après cette conversation, Miss Jones rentra chez elle et trouva Dolorès sur le canapé en train d'écouter de la musique. La jeune fille semblait en paix, les yeux clos. Samantha passa alors devant elle sans la déranger et alla voir Deen dans sa chambre.
— Tu n'oublies pas, il faut que tu emmènes Miles avec toi à ton entraînement de basket aujourd'hui. Tu le lui as promis.
— Yep Sam, no problemo.
— Au fait, tu ne devrais pas déjà être parti ?
Deen jeta un coup d'œil à sa montre.
— Tout va bien, j'ai encore du temps.
Samantha Jones repartit à ses occupations et Deen sortit de l'appartement deux minutes plus tard. Il attendrait Miles en bas de l'immeuble. En descendant les escaliers il glissa sur la rambarde rouillée. Une fois en bas il s'assura que son pantalon n'était pas sale à cause de ça et sortit se poser sur un muret.
— Quel crétin ! Se dit-il au bout de cinq minutes d'attente.
Il avait oublié que Miles était collé ce jour-là. Il était puni et ne pourrait donc pas venir avec lui. Samantha devait apparemment ignorer ce détail.
Il était donc en avance. Qu'allait-il bien pouvoir faire pour passer le temps ? Son regard se promena sur la rue.
C'était une Ford. Elle était neuve, bleu
marine, et les clés étaient sur le contact. La tentation était trop forte.Le cœur battant la chamade, l'adolescent s'approcha, ouvrit la portière et regarda aux alentours. Personne. Il grimpa sur le siège conducteur.
L'adrénaline montait alors qu'il tournait le contact et démarrait le moteur vrombissant. Quand il commença à rouler, elle était à son paroxysme. Peut-être était-ce cela qui le faisait appuyer trop fort sur la pédale d'accélérateur.
Il aimait cette sensation, l'idée qu'il lui était possible de se faire prendre l'excitait au plus haut point, et même ces sirènes de police qui résonnèrent bientôt derrière lui, elles lui donnaient une paradoxale satisfaction.
Je suis malade, se disait-il, et en même temps un léger sourire naissait au coin de sa bouche. Il s'engageait sur l'autoroute, la police aux trousses. À ce moment-là, Deen se croyait vraiment dans un film de James Bond.
James Bond aussi faisait des accidents, parfois. Mais la différence entre eux, c'était que l'un le faisait pour de faux, et l'autre pour de vrai.
Deen.
Il ne deviendra donc jamais un grand basketteur ? La vie est vraiment cruelle parfois.
Un jour, Deen a volé. Il a volé une voiture, sans raison particulière, juste pour rouler avec puis la remettre à sa place sur le parking. Kleptomanie.
Il a fait un accident, et après deux ou trois tonneaux il avait déjà rendu l'âme. C'en était fini de ce garçon au bob blanc et au sourire rassurant. Le ballon orange resterait au fond du placard pour toujours, à présent.
La vie passe parfois plus vite que la lumière. Nous pourrions nous arrêter à ce drame, mais... ne pas mentionner ceux qui sont survenus juste après serait comme se boucher les oreilles en entendant un long cri d'agonie.
Vous vous rappelez de Miles ?
Pourtant si gentil, il avait fini dans une prison pour mineurs. C'est ce qui vous arrive quand vous mettez intentionnellement le feu à un restaurant.
Au tribunal, il avait nié les faits. Un psychologue lui diagnostiqua une pyromanie ainsi qu'une mythomanie pathologique. En fait, Miles n'avait jamais voulu blesser qui que ce soit, il voulait juste le réconfort des flammes après avoir perdu son frère qu'il aimait tant.
Je suis malade, s'était-il dit à un moment avant de se remettre à contempler l'incendie. Lorsqu'il regardait son œuvre, tous ses problèmes semblaient partir en fumée.
Jugé psychologiquement instable à sa sortie de prison, il fut ensuite interné dans un asile duquel il ne sortirait jamais. Du moins, jamais vivant.
Rita...
Ah, Rita. Cette petite aurait pu s'en sortir. Elle avait été engagée comme modèle pour un magazine de mode. Elle semblait faite pour ce métier. Un charme indéniable, un physique de rêve... mais après deux ans de restrictions alimentaires s'additionnant à son anorexie, elle avait dû arrêter et faire face à de graves problèmes de santé.
Rita n'était plus qu'un tas d'os quand elle s'était retrouvée à l'hôpital après un malaise. Mais à son rétablissement, elle trouva l'amour et se maria.
Elle était si heureuse... avant de divorcer. Enceinte de cinq mois, elle fit une fausse couche. Jamais elle ne traversera complètement cette épreuve. Son sourire ne ressemblerait plus jamais qu'à une vulgaire grimace.
Quant à Dolores, elle avait entrepris une carrière de boxeuse en parallèle de ses études.
Mais à quoi ça servait d'aller à l'école si le sport payait tout aussi bien qu'un vrai job ? Elle avait finalement abandonné l'université pour vivre de ses combats.
Personne n'aurait pu imaginer qu'elle deviennent handicapée des deux jambes après trois rounds, et pourtant, ce sont des choses qui arrivent. Sa vie n'avait plus aucun sens suite à ça. Sa colère l'envahissait chaque jour sans qu'elle puisse jamais la déverser. Toute cette frustration qu'elle accumulait l'a alors amenée à d'effroyables extrémités.
Un jour Dolores, habituée jusque là à ne faire mal qu'aux autres, s'était tuée aux médicaments. Un cachet, deux cachets, cinq, dix... Elle ne comptait plus vraiment lorsque ses paupières se sont fermées définitivement. C'était comme compter les moutons pour s'endormir, avait-elle pensé dans ses derniers instants.
Miss Jones dans tout ça ? Impuissante devant toutes ces catastrophes, elle s'était mise à boire. À boire encore et encore en repensant à ces gamins, à ces enfants qu'elle avait chéri si fort.
Et selon la personne, l'alcool peut noyer les souvenirs ou au contraire les faire remonter à la surface. Elle se rappelait leurs tendres sourires lors des repas, leurs farces et leurs passe-temps qui la remplissaient de fierté.
Ces gamins étaient des diamants, et ils avaient été mal taillés pour la vie. Ils étaient son échec.
Scarifiés par leurs passés elle avait voulu les aider, laver leurs blessures en profondeur. Mais ils semblaient s'imperméabiliser chaque jour un peu plus. Ces enfants ne pleuraient jamais, et jamais ils ne tenaient compte des pleurs des autres.
Ils étaient résistants aux larmes, résistants à l'eau...
Waterproof.
Fin ?
...
Fin.
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WATERPROOF
Teen FictionDetroit, 1992. Quatre ados, une bande de gosses comme les autres en apparence. Mais si l'on s'était bien arrêté en les rencontrant, peut-être aurait-on pu remarquer qu'ils étaient quatre esprits malades. Eux-même n'en avaient même pas conscience, et...