Chapitre un : Simon

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Je suis parfois convaincu qu'il existe des gens comme moi, quelque part. Des gens qui bloquent devant ces tee-shirts hideux dans les magasins de souvenirs. Peut-être même qu'ils en ont déjà acheté un pour l'anniversaire d'un pote, histoire de s'amuser. Ils se disent qu'il n'y a jamais personne qui les met, ces tee-shirts sauf leur vieil oncle au camping pour l'apéro. Moi, je les mets tous les jours. Et plus l'inscription est débile, plus le dessin est moche, plus j'aime. Enfin, aimer n'est pas le mot. C'est juste que je commence à en connaître les effets.

Aujourd'hui, je porte un de mes préférés : « Je n'utilise pas la totalité de mon cerveau, si je veux, je peux être encore beaucoup plus con ». Je l'ai choisi en spéciale dédicace à mon chef. C'est dommage, il ne le voit pas à cause de la polaire uniforme du magasin. Mais je me ferais un plaisir de passer devant lui à la fin de mon service pour lui montrer. Ah oui, en plus de mon mauvais goût en matière de fringues, je ne suis pas doué pour trouver un emploi qualifié. Et c'est comme ça que je me retrouve équipier drive.

Dans un sens, ça me va, les gens qui me regardent à peine quand ils récupèrent leurs courses. Des fois, j'ai droit à un merci, d'autres, un sourire. Mais ça m'importe peu, ça me convient parfaitement d'être un anonyme parmi les anonymes. J'aime regarder les gens, mais je préfère qu'ils ne me regardent pas. Alors je mets des tee-shirts idiots. Le temps qu'ils lisent, ils n'ont pas capté mon visage. Évidemment, je ne peux pas le faire au boulot, avec l'uniforme imposé. Mais je triche parfois, je laisse la polaire grise ouverte sur mon tee-shirt.

Je traîne un peu sur la dernière commande, espérant ne pas avoir à en livrer une autre avant la fin. Yes, gagné ! La bande des loosers m'attend ce soir. Oui, on s'est nous-mêmes surnommés comme ça. La bande, c'est moi et deux vieux potes de collège et lycée, Evan et Yassine. On se traite de loosers parce qu'à plus de trente ans, on a un boulot pourri, le manque d'argent qui va avec, on habite dans des apparts de la taille d'un chiotte et on a à peu près autant d'avenir qu'un baba au rhum posé devant Evan, mon meilleur pote, qui ne possède absolument aucun self-control. Mais vraiment aucun.

On ne s'en sortait pas si mal, puis la dernière crise a frappé, nous a frappés. On a tous les trois perdu nos boulots, nos stages, nos perspectives. Alors, on a pris de l'alimentaire, n'importe quoi, pour vivre. On a enchaîné les boulots merdiques, mal payés. Et puis, quand ça s'est enfin amélioré, nos diplômes, nos compétences ne valaient plus rien, on avait passé trop de temps dans des emplois subalternes. Alors qu'on en riait avant, on s'est sentis le devenir : des loosers, complètement. Je crois que c'est à ce moment que mes tee-shirts ont clairement commencé à empirer.

« Simon, c'est pas six heures.

– Ah non, chef, c'est six heures tout pile, dis-je en agitant mon portable. Oh, c'est une nouvelle cravate ? Moi aussi, je suis trop à la mode, j'ai un nouveau tee-shirt ! »

J'ouvre ma polaire pour lui montrer. J'adore le voir soupirer.

« Simon !

– Chef ?

– File !

– Chef, oui, chef ! »

Je ne demande pas mon reste.

« Et Simon, il n'est pas nouveau, tu l'as déjà mis ! C'est pas parce que je suis vieux que j'ai pas de mémoire.

– Ou faut juste arrêter de me mater, chef !

– Casse-toi, petit con ! s'exclame-t-il, atterré.

– Oui, tonton. »

Il finit par rire, moi aussi et je lui envoie un bisou en agitant le bout des doigts. En plus d'être un looser, je suis pistonné. Parce que même pour un boulot payé à coups de lance-pierre, faut compter sur le népotisme maintenant. Mon oncle est une espèce de bisounours bourru, le même genre que mon père. Donc, niveau hiérarchie, j'ai pas à me plaindre, c'est déjà ça.

Trois amis sans histoire (Edité)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant