Je devrais commencer à voir l'avenir. Mais je n'y arrive pas. Tout ce que je vois, c'est ma famille, mes amis, c'est tout. Je n'ai pourtant pas l'impression de me laisser porter, bien au contraire, je fais tout pour changer. Mais à l'intérieur de moi, mes désirs restent les mêmes. Je me convaincs de profiter de ce que j'ai.
Mon père m'a félicité pour mon nouveau boulot, en serrant bien fort mon épaule, fier de moi. Il l'a toujours été, de son gamin qui avait tellement de facilités en classe, là où lui avait eu plus de mal. Il n'avait pas compris pourquoi à un moment, la machine s'était grippée. Après tout, dans son idéal, les travailleurs étaient récompensés.
Il fronçait les sourcils parce qu'il voyait bien que je m'acharnais, que je ne lâchais rien. Il avait même proposé que je rentre à la maison, le temps que je trouve un bon emploi. Avec ma mère, ils étaient prêts à me financer une autre session d'étude si je le souhaitais.
J'avais fait des études et même si cela faisait presque dix ans, je n'avais rien oublié, malgré ce que pouvaient penser les employeurs qui avaient daigné répondre à mes lettres de motivation.
Assis à table, en train de remuer son café, mon père me jette un regard de biais.
« Tu sais, Hanane est chez ses parents.
– Et ? »
Je devine ce qu'il veut dire. Mais ma mère et moi lui faisons travailler sa communication à dose homéopathique.
« C'est une belle fille, ajoute-t-il.
– Papa, elle a presque dix ans de moins que moi. »
Ce n'est pas vraiment la raison, en plus, je sais que Hanane est une jeune femme agréable. Mais ça ne m'intéresse pas réellement. Et je n'ai pas envie de me retrouver en difficulté dans une relation qui ne me correspondrait pas.
Mon père hausse les épaules et remue encore son café. Pris de pitié, je lui tends la boite de sucre pour qu'il ait au moins l'excuse de remuer quelque chose.
« Elle porte le voile maintenant, ajoute-t-il, un brin embarrassé tout de même. »
Je fixe mon père, étonné qu'il aille sur ce terrain. Il est religieux par habitude, pas par conviction. D'ailleurs, le pauvre, elles auraient été mises à rude épreuve, ses convictions, avec ma mère.
« Et ? T'en es là, papa, toi ?
– Qu'est-ce qu'il se passe ? demande ma mère en arrivant.
– Il veut me coller avec Hanane parce qu'elle est voilée. »
Ma mère ricane, les nombreux bracelets qu'elle a aux poignets s'entrechoquent, ses cheveux blonds qui atténuent les mèches grises tombent devant ses épaules alors qu'elle se penche pour remplir sa tasse d'infusion.
« Ça veut dire qu'elle est sérieuse, se défend mon père.
– Pas comme moi, rit encore ma mère. Et ça ne t'a jamais posé problème. Je suis même sûre que t'as bien aimé, chéri. »
Mon père rougit à l'insinuation et l'appellation. Malgré les années, il n'arrive toujours pas à adresser un mot tendre à ma mère en public, mais la façon dont il prononce son prénom vaut tous les surnoms du monde. Ils n'auraient pu être plus différents l'un de l'autre. Mon père, discret, réservé, ma mère, excentrique et lumineuse.
J'ai grandi entre l'un qui m'apprenait la droiture, l'honnêteté et le respect, et l'autre qui prêchait la tolérance, le droit à la différence, la liberté sexuelle alors même qu'elle aimait mon père depuis plus de trente ans. De quoi devenir complètement schizophrène. Néanmoins, comme me le dit souvent Evan : « Ils ne t'ont pas trop raté ». Et c'est vrai.
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Trois amis sans histoire (Edité)
Roman d'amourIls n'attendaient rien de la vie, ils sont quand même déçus. Simon, Evan et Yassine ont plus de trente ans, ils n'ont ni argent, ni avenir. Entre humour débridé et attentions discrètes, ils possèdent pourtant cette petite chose si importante : une...