Chapitre deux : Evan

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Je ne peux pas m'en empêcher. Je craque à chaque fois, comme si ça me brûlait les doigts, le corps, la tête. J'ai essayé, vraiment. Je tiens trois mois, parfois six, puis je craque à nouveau. C'est pas possible de faire tout le temps attention, de toujours compter, c'est pas humain. J'ai juste envie de... de pouvoir avoir envie ! De n'importe quoi : une sortie, un livre, un dessert, un pack de bières. Je ne rêve pas de choses inatteignables non plus. Je sens ces petites frustrations de tous les jours. Comme s'il y avait quelque chose qui me manquait continuellement. Et quand je craque, je ne le fais pas à moitié.

J'ai demandé à mon chef de me passer à plein temps, un an qu'il me dit qu'il va le faire, qu'il faut que je fasse mes preuves. Et rien. J'ai bossé pourtant, j'ai accepté les horaires les plus pourris pour montrer que j'étais de bonne volonté. Sébastien, un de mes collègues, m'a conseillé de lâcher l'affaire.

« Ça ne les arrange pas d'avoir des temps pleins, il y a des allègements de charges sur les temps partiels. Regarde un peu mieux ta fiche de paye, juste par curiosité. Et tu verras. »

Je n'avais jamais vraiment porté attention à toutes les lignes, ne m'intéressant qu'à celle tout en bas. J'ai repêché ma dernière fiche de paye et je l'ai lue avec attention. Pendant un moment, je me suis dit que j'étais trop con pour comprendre. Mais non, j'ai reposé le papier, écœuré. Je paye plus de charges que mon employeur. Comment ça peut arriver sur un salaire aussi faible que le mien ? Et puis, je comprends, mon temps plein, je peux m'asseoir dessus, l'oublier, il n'arrivera jamais.

Ce soir, j'ai craqué. Pour pas grand-chose, rien d'extravagant. J'ai pris une bonne entrecôte, des légumes frais et un dessert qui a la capacité de me consoler immédiatement. Et je sais que demain encore, je vais recommencer, recraquer. Je suis comme un fumeur qui replonge, je vais d'abord en fumer une, en douce, puis petit à petit, je vais repasser à un paquet par jour.

D'ailleurs, je me suis acheté des vraies clopes, pas des roulées. Au prix du paquet, ça devient du luxe. Je fume peu, je peux me le permettre. J'ai d'autres vices, peu assouvis, mais pour la cigarette, je suis assez raisonnable.

Yassine m'interdit juste de fumer devant Simon, on a eu suffisamment de mal à le faire décrocher. On y a passé deux semaines. J'avais récupéré la garde de la maison de mes parents pendant qu'ils étaient en vacances. Et on a littéralement kidnappé ce pauvre Simon. On a été sympa, on ne l'a pas menotté au fond de la cave. Heureusement d'ailleurs parce que les menottes, ça me perturbe un peu ! J'ai tendance à l'associer à des scènes olé olé. Encore un truc qui me manque...

Quoi qu'il en soit, paumé en pleine cambrousse, sans magasins à moins de dix bornes à la ronde, les clés de la voiture sous bonne garde, Simon était juste dans l'impossibilité de se ravitailler en cigarettes.

Il était désespéré, je l'ai même vu tenter de faire sécher au soleil les clopes que Yassine avait jetées dans l'évier. Sans succès. On s'est pris des insultes et des coups foireux. Oui, me faire réveiller à trois heures du mat par un seau d'eau, c'est ce que j'appelle un coup foireux, pour ne pas dire autre chose. Pour une fois en plus qu'on avait chacun un lit, c'était dommage quand même. Le matelas a mis un temps fou à sécher. Et tant pis pour lui, je suis allé lui coller mes pieds froids sur les mollets. Au bout de quelques jours, sa mauvaise humeur est allée decrescendo. Maintenant encore, Simon tient et ne refume pas.

Parfois, il se retourne dans la rue quand il sent l'odeur d'une cigarette comme un drogué. Ce soir, je crois qu'il bosse jusqu'à vingt heures. Le temps qu'il range, qu'il rentre, il s'abstiendra de passer chez moi, je sais que je peux m'en griller une ou deux sans me gêner. J'enlève la veste d'uniforme marquée « stationnement ». Mon tee-shirt dessous est trempé, j'ai passé les dernières heures dans la guérite à l'entrée du parking à cuire. Je l'ôte également et le jette un peu plus loin dans la pièce, ratant la porte de la minuscule salle de bains.

Trois amis sans histoire (Edité)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant