Chapitre 2

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BROOKE:

Le tracas d'une élève le jour de la rentrée des classes, dans un nouveau lycée. La masse confuse de jeunes gens qui vont et viennent en tous sens. L'étroitesse des couloirs inconnus. La sècheresse de l'air, qui gêne la respiration, tout comme ces pensées qui étouffent. L'angoisse d'être découverte et de déplaire, de ne pas répondre au goût commun. La peur de se laisser distraire, de délaisser le travail et les devoirs au profit de quelques futilités. La percée difficile vers son casier en métal rouge. La lourdeur du cartable. Oh, mon dos souffre. Je décharge le contenu de mon sac dans mon casier, et ne garde en main qu'un manuel de littérature anglaise et le roman "The Sun Also Rises" d'Ernest Hemingway, objet d'étude de ce premier semestre de terminale.  Je tente de me frayer un chemin parmi les autres élèves. Les échanges et les paroles fusent de toute part, et au milieu de cette bavarde multitude, je me sens bien seule, plongée dans un silence absolu, qui risque de se prolonger encore longuement.

Dans la salle de classe, les tables et les chaises sont dépareillées, de larges fenêtres donnent sur la cour extérieure et le stade. La plupart sont ouvertes, mais l'air est si aride ici que cela ne change pas grand chose. Je prends place au deuxième rang, et non au premier, pour ne pas me faire griller et cataloguer "Première de classe". Depuis tôt ce matin, je ressens des picotements au niveau des yeux, dûs au port de lentilles, et regrette d'avoir délaissé les lunettes de vue dans un souci d'esthétisme. Le professeur ne tarde pas à arriver. Il porte une veste à carreaux en tweed, un pantalon marron repassé et des mocassins noirs cirés. Mr Milton, de sa voix aiguë et légèrement condescendante,  nous salue et commence à faire l'appel. 

- Delmare Brooke ?

- Présente !

- Vous êtes nouvelle, n'est-ce pas ?

- Oui, tout à fait !

- Bienvenue parmi nous. Anna, soyez aimable, faites visiter le lycée à Brooke après les cours. 

 - Bien sur !

Une fille rousse, au fond de la classe, me salue d'un grand geste chaleureux. Mr Milton poursuit l'appel. Il arrive à la fin de l'alphabet. Des larmes perlent désormais au coin de mes yeux, je les ferme dans l'espoir d'apaiser les picotements. 

- Whitman Wyatt...Whitman Wyatt...

Je redresse la tête, et d'un mouvement circulaire, sonde du regard mes camarades. Personne ne répond.

- Absent. Il commence bien l'année...Zoey, où est Wyatt ?

Au dernier rang, une belle blonde, affublée d'une tenue de Pom-pom girl rouge, prend la parole: 

- J'en sais rien monsieur, il ne devrait pas tarder à arriver.

Sans que j'y prête grande attention, mes doigts se mettent à frotter mes paupières avec vivacité. Je cligne des yeux, et subitement tout autour de moi manque de netteté. Les contours sont imprécis, n'apparaissent pas distinctement. Mes lentilles se sont barrées, et impossible de remettre la main dessus. Les deux d'un coup, deux pour le prix d'une. C'est pas croyable ! Le flou total. Mes yeux présentent une sévère myopie, alors bonjour le calvaire. Paniquée, je fouille dans mon sac machinalement. Suis-je bête, mes lunettes trônent sur la table de nuit à côté de mon lit. Comment vais-je faire ? Je le connais à peine, ce lycée, je n'ai aucun repère. Et c'est pas comme si je pouvais déranger ma mère lors de son premier jour de travail. 

Bizarrement, cette perte soudaine de la vision décuple mon sens de l'ouïe, car mes oreilles frémissent à l'entente de la porte qui s'ouvre et de pas qui s'avancent vers l'estrade. Mr Milton s'exclame:

- Wyatt !  

Je plisse les yeux mais les contours du garçon ne sont pas bien marqués. Seule certitude, il est grand et élancé. 

- Bonjour. Désolé pour le retard. 

Il a la voix rauque, je me rappelle qu'il fume. Il passe loin de moi, je distingue une masse de cheveux foncés et ébouriffés. Troublée par cette scène, j'en ai laissé mes mains dans le sac. Je sens quelque chose. Serait-ce ? Oh, des lunettes de soleil, et à ma vue. Impossible de les mettre ici, j'aurais l'air ridicule. Le temps passe doucement, et quand la sonnerie tonitrue enfin, c'est la délivrance. Je me dirige vers la porte non sans difficulté, prenant appui sur chaque surface croisée, une chaise, une table, un mur. Une fois dans le couloir, j'enfile mes lunettes de soleil, et baisse la tête, pour éviter les regards. Le teinte de mes verres assombrit le sol, mes chaussures, ses chaussures...trop tard, je l'ai bousculé. 

- Attention ! 

Cette voix, je la reconnais. Il m'empoigne brièvement, comme pour me retenir de tomber. Je relève la tête délicatement. Wyatt me dévisage, un sourire espiègle sur le bout des lèvres. Après un court silence, sa bouche s'entre-ouvre: 

- Quelqu'un a trop fait la fête hier soir.  

Cette phrase taquine suscite en moi une émotion aigüe, forte agréable. Je dirais que ses yeux sont verts, car son visage est assez obscur, à cause des verres teintés de mes lunettes de soleil, évidemment. 

Nocturne AmourOù les histoires vivent. Découvrez maintenant