A l'extrémité d'un piano (2016)

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La musique m'a toujours fascinée. Les émotions qu'elle nous fait ressentir, les souvenir qu'elle fait revivre, les liens qu'elle crée. D'où la naissance de cette nouvelle à l'odeur de poussière et aux couleurs sépias.


        Doucement, tendrement, voluptueusement, les sons des touches d'un piano perçaient le silence de l'antique grenier d'une mélodie mélancolique. C'était une mélodie triste, mais pourtant douce et pleine de tendresse. Le jeune homme assis face au piano ne prêtait aucune attention à son environnement et semblait captivé par la musique à laquelle il donnait vie. Ses doigts si fins survolaient savamment les touches noires et blanches de l'imposant instrument. Le tableau qu'offrait ce jeune homme jouant de son piano était d'une douceur infinie. Tout autour de lui, les objets semblaient prendre vie, animés par cette douce mélodie. Le beau pianiste ne remarquait pas qu'il envoûtait bien malgré lui une observatrice, bien vivante, faite de chair et de sang. Celle-ci portait le délicat nom de Lucy. Elle était montée au grenier de cette vieille bâtisse suite à l'entente de cette étrange mélodie depuis sa chambre. Elle savait la demeure hantée, elle avait entendu les rumeurs lorsqu'elle et ses parents avaient emménagé. Mais jamais elle ne s'était représenté les démons de la vieille bâtisse avec autant de poésie que dégageait ce tableau. C'était beau au point d'en être bouleversant. Une telle nostalgie se dégageait du mystérieux pianiste que Lucy en venait à regretter une époque qu'elle n'avait pourtant pas connue. Lentement, elle fit un pas en avant, craignant de faire grincer le plancher. Pas de réaction de la part du musicien. La mélodie prit fin, une nouvelle débuta. Une mélodie plus triste encore que la précédente, donnant à la pièce poussiéreuse un aspect presque lugubre. Presque morbide. Alors Lucy comprit. Elle comprit qu'un drame s'était déroulé ici, dans ce grenier. Elle ne savait pas comment, ni pourquoi, mais elle en avait la conviction. Le mystérieux musicien était à présent entouré d'une aura noire et tourmentée, l'atmosphère devint inquiétante. Pesante. Lucy sentit son cœur battre plus fort à mesure que les notes s'intensifiaient et se faisaient plus graves, plus agressives, plus tranchantes. Ce n'était plus beau. Ce n'était plus apaisant. Ce n'était plus doux. Non. La tristesse de la mélodie avait laissé place à un étrange et irrationnel sentiment de haine. La mélodie était devenue violente. Le jeune pianiste martelait à présent les touches de l'instrument comme s'il voulait se libérer de ses démons intérieurs. Des démons qui semblaient le posséder et le tourmenter. Et alors Lucy comprit pourquoi les gens disaient que cette maison était hantée. Le tableau qui s'offrait maintenant à elle avait perdu toute beauté et était dénué de tout aspect rassurant. Lucy prit peur. Un instant, l'idée de s'enfuir de grenier en courant la traversa. Mais son corps refusa de bouger. Elle continuait de fixer le dos voûté de l'inquiétant pianiste penché sur l'instrument de malheur. La musique s'insinuait en elle par chacun des pores de sa peau, ce qui la faisait transpirer de peur. La tonalité des notes annonçait une fatalité surnaturelle et qui n'avait pourtant pas lieu d'être. N'est-ce pas? Le pianiste, possédé par sa musique, vibrait de la même manière que les touches noires et blanches qu'il enfonçait sans pitié. Dehors, la tempête faisait rage, parfait écho de l'atmosphère orageuse qui régnait en cet instant dans la pièce. Tout avait pris une teinte lugubre, tout était plongé dans une ambiance annonciatrice de la mort. Lucy, paralysée, tremblait de tout son corps. Il lui semblait que son esprit s'imprégnait de cette musique aux tonalités démoniaques. La funeste musique retentissait dans tout le grenier, si ce n'était dans toute la demeure, en parfaite harmonie avec les hurlements de terreur muets qui résonnaient dans l'esprit tourmenté de la jeune femme. Et puis un rire. Un rire hystérique et pourtant teinté d'une tristesse infinie retentit. Alors Lucy, bien qu'effrayée et interloquée, comprit. Elle comprit que ce n'était autre que le fantomatique pianiste qui riait, toute en continuant de jouer cette horrible mélodie. Mais aucune joie ne se faisait entendre dans ce rire dépourvu de sens. Seulement du regret et de la peine. Bientôt, la musique se fit plus douce, mais plus funèbre encore. Comme si le pianiste jouait son propre requiem. Le rire se transforma en une longue plainte puis en sanglots saccadés. Le jeune homme avait entamé sa propre marche funèbre. Plus rien n'était effrayant, maintenant. Seulement triste. Infiniment triste. Lucy sentit ses jambes fléchir puis céder sous son poids, et elle s'affaissa au sol. La jeune femme était chamboulée. Elle aurait voulu pleurer et aller réconforter ce pianiste désespéré, mais la peur restait tout de même ancrée en elle. Il faisait froid, tout d'un coup. Lucy ramena contre elle les pans de sa chemise de nuit de flanelle. Elle aurait dû prendre sa robe de chambre. Les sanglots du musicien s'étaient finalement tus. Seule cette musique d'une infinie tristesse venait troubler le calme presque morbide du grenier. Les notes étaient hésitantes, comme si le jeune homme était réticent à faire passer sa peine immense à travers sa musique. Le tableau qu'ils offraient, lui et son piano, n'avait néanmoins pas retrouvé sa beauté d'antan. Au contraire. La tristesse qui s'en échappait était dérangeante, presque malsaine. Elle traduisait le drame qui avait dû se dérouler ici-même, quelques années, si ce n'était quelques siècles, auparavant. Lentement, Lucy se redressa et se remit debout. Puis, prenant son courage à deux mains, elle fit quelques pas hésitants en direction du jeune homme et de son piano. Lui ne faisait absolument pas attention à elle, c'était à se demander s'il avait seulement conscience de sa présence, tant il était absorbé, captivé, par sa musique. Le vieux plancher grinça sous les pieds de Lucy, faisant s'élever un épais nuage de poussière, mais aucun des deux protagonistes ne réagit, trop absorbés qu'ils étaient, l'une par la contemplation de l'autre, et l'autre, par la mélodie qu'il interprétait. Lucy hésitait à avertir le jeune homme de sa présence. Elle ne savait pas à quoi s'attendre. De plus, la mélodie entêtante la perturbait. Elle avait l'impression d'assister à un enterrement, ou toute autre cérémonie funèbre. Et tout cela mettait la jeune femme très mal à l'aise. Son esprit lui hurlait que cette situation n'avait pas de sens. Une mélodie ne pouvait pas effrayer qui que ce soit. Une maison ne pouvait pas être hantée. Un fantôme ne pouvait pas jouer du piano et interpréter diverses mélodies toutes plus lugubres les unes que les autres. D'ailleurs, les fantômes n'existaient que dans les contes pour enfants. N'est-ce pas? Lucy chancela et dû se retenir à une poutre pour ne pas tomber. Si tout cela n'était pas possible, alors comment expliquait-elle le tableau qui s'offrait à elle? La jeune femme resserra sa chemise de nuit contre elle, comme pour s'insuffler un peu de courage. Et puis la mélodie changea à nouveau, redevenant celle qu'elle était au début. Cette musique douce et mélancolique. Lucy se sentit instantanément apaisée et inspira une longue goulée de l'air poussiéreux du grenier, comme pour s'imprégner de cette douce mélodie. Alors qu'elle allait s'avancer davantage du piano et de son maître, la jeune femme sursauta. La musique s'était brusquement arrêtée. Face à elle, l'étrange pianiste avait cessé de jouer et la fixait de ses yeux de braise. L'onyx du mort rencontra alors l'opale de la vivante. Lucy songea que, pour un macchabé, l'intriguant musicien était beau. Son teint plus pâle que la neige faisait ressortir la braise de ses yeux et le noir de sa chevelure. Lui n'en menait pas large. De nombreuses questions venaient tourmenter son esprit pourtant mort depuis des années. Comment une vivante pouvait-elle le voir? Depuis combien de temps était-elle là, à l'observer? Habitait-elle dans la demeure? L'avait-il effrayée avec ses différentes interprétations? La jeune femme fit un pas hésitant vers le jeune homme, ne le lâchant pas du regard. Le silence qui régnait à présent en maître était bien plus assourdissant que la musique d'auparavant et beaucoup moins agréable. Lucy fronça les sourcils.

- Pourquoi avez-vous cessé? demanda-t-elle, s'étonnant elle-même.

Le jeune homme sursauta, visiblement surpris de l'initiative de la jeune femme. Celle-ci avait détourné le regard et paraissait gênée. Sans prendre la peine de répondre, le mystérieux pianiste la détailla du regard, intrigué. Elle ressemblait à une poupée de porcelaine, avec son teint pâle, ses joues roses et ses multiples tâches de rousseur. D'épaisses anglaises brunes venaient encadrer son visage poupin au regard opalin. Elle était petite, guère plus grande qu'une enfant. D'ailleurs, elle semblait tout juste sortie de l'enfance et suintait d'innocence. Puis la jeune femme fit un nouveau pas vers l'intriguant musicien. Le temps semblait s'être arrêté pour les deux protagonistes. Chacun fixait l'autre, absorbé dans sa contemplation.

- C'était beau, murmura la jeune femme, rougissant légèrement.

À nouveau, le jeune homme ne dit rien, la surprise le privant de sa voix. Le silence devint soudain étouffant, selon lui. Dans un geste brusque et nerveux, il se retourna vers son piano et reprit une nouvelle mélodie au hasard. Ce n'était pas beau. Ce n'était pas effrayant non plus, songea Lucy. C'était juste désordonné. C'était une musique nerveuse et dépourvu de sens, de logique. Peut-être le jeune homme voulait-il, à travers cette mélodie, se débarrasser de sa peur et de sa nervosité. La jeune femme songea avec amusement qu'elle était peut-être, sûrement, la source de la confusion du musicien. Amusée, et quelque peu flattée, Lucy s'approcha du jeune homme jusqu'à se retrouver juste derrière lui. Trop concentré sur son piano, le musicien ne la remarqua pas. Lucy se pencha sur son épaule, s'étonnant de l'aura froide qu'il dégageait, et observa ses doigts agiles et fins survoler avec grâce et dextérité les touches noires et blanches de l'instrument. Même s'il était mort, le jeune homme semblait vivre à travers sa musique. Une fausse note les fit sursauter tous les deux. Lucy se rendit compte que son étrange pianiste la fixait avec inquiétude, les sourcils froncés.

- Vous..., commença-t-il, vous n'avez pas peur?

Lucy sourit, attendrie par cette question. Comme elle s'en doutait, le fantôme n'était pas le moins du monde malveillant.

- Vous jouez merveilleusement bien, préféra-t-elle répondre. Vous composez?

Le jeune homme hocha la tête, subjugué par la jeune femme qui se tenait derrière lui et qui le dévisageait avec curiosité. Dans un geste délicat, elle enjamba le petit tabouret et vint s'asseoir à ses côtés. S'il avait encore été vivant, il aurait eu le souffle coupé par ce soudain rapprochement. La jeune femme le fixait toujours, intriguée. Puis, subitement gênée, elle détourna le regard et se mit à jouer distraitement avec une mèche de cheveux.

- J'avoue qu'à un moment, j'ai été un peu effrayée, murmura-t-elle du bout des lèvres. Mais j'ai surtout trouvé votre prestation très... vivante.

Le pianiste sourit, touché par les aveux de sa surprenante spectatrice.

- Vous avez un nom? demanda-t-il.

Lucy se tourna vers lui, surprise par la question. Son pianiste lui souriait avec bienveillance, ne lui donnant aucune raison de s'inquiéter. Elle sourit à son tour. Les fantômes étaient de bien plus agréable compagnie que les vivants.

- Lucy, chuchota-t-elle. Et vous?

- Joshua.

Et doucement, il reprit une mélodie, fort semblable à une balade amoureuse.

        Leur première rencontre avait eu lieu à l'extrémité d'un piano.

        Leur dernière se fit au pied d'une tombe, quelques années plus tard.

Fin

Dans les Songes d'une EcosseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant