Chapitre 2

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Annabelle

Je retrouve Maëlle à la fac aux alentours de 15 heures. Ma petite sœur est l'intello de la famille, elle s'est lancée dans un cursus qui la mènera au doctorat de physique. Son objectif, devenir physicienne et résoudre des théories qui n'effleurent même pas le cerveau des êtres humains normaux, mais paraît‑il que ça fera avancer la science. Ça fait déjà trois ans qu'elle est sur les bancs de l'université, et elle a toujours été major de promo. Elle est amoureuse des études depuis aussi longtemps que je m'en souvienne. À tout juste vingt et un ans, elle se consacre à la science et délaisse sa vie sociale et tout ce qui ne porte pas le nom de proton, électron ou je ne sais quoi. C'est un miracle que j'aie réussi à obtenir une heure de son temps aujourd'hui.

Je l'attends sur le trottoir en bas des marches menant au bâtiment des sciences, les yeux alertes chaque fois que sort un étudiant. Je reconnais ma sœur à l'instant où elle franchit la porte : son jean usé jusqu'à la corde, trop grand de deux tailles, et son sweat bordeaux qui fait ressortir la blondeur de ses cheveux. Je fais des gestes dans tous les sens pour qu'elle m'aperçoive. Maëlle me repère et presse le pas pour me rejoindre.

— Tu pourrais arrêter de remuer comme un poisson hors de l'eau ? Tu me fais honte.

Je la serre dans mes bras et l'embrasse sur la joue sans m'offusquer.

— Depuis quand Maëlle Mahoney fait‑elle attention au regard des autres ?

— Jamais, répond-elle. Je voulais juste dire un truc d'étudiant normal pour te faire plaisir, sœurette.

J'attrape sa main, et nous avançons bras dessus, bras dessous. Je profite de ce moment d'insouciance et de la compagnie de ma sœur, car bien que nous habitions ensemble, c'est à peine si on se croise. Elle ne quitte que rarement la bibliothèque avant la fermeture, et mon boulot ne me permet pas de rentrer pour le dîner ; je suis plutôt de retour au milieu de la nuit. Nous partageons notre appartement de soixante mètres carrés avec Kyle et Colton, mon couple de hippies préféré totalement gay. Je les adore, bien qu'ils soient accros à la marijuana, ils font toujours en sorte que Maëlle ne les voie pas défoncés, et lorsque je suis absente, elle ne manque de rien. Ils font office de grands frères. Le jour où elle a refusé les avances d'un sportif de la fac en première année et que ce dernier s'est montré insistant, nos colocs n'ont pas hésité deux secondes avant de se rendre sur le campus offrir une bonne leçon à ce type. Depuis ce jour, ils ont mon respect et ma reconnaissance éternelle.

— Tu m'emmènes où ? demande Maëlle.

— Tu as mangé quelque chose ce matin ? l'interrogé-je tout en connaissant pertinemment la réponse.

Elle secoue la tête, et je grimace. Je me retiens de faire une remarque bien que ça ne me fasse pas plaisir. Maëlle doit faire attention à sa santé, et ne surtout pas sauter de repas ou du moins le plus rarement possible, sauf que ma sœur est une tête de mule et se moque bien des recommandations du médecin.

— Starbucks ?

— Starbucks, approuve-t‑elle.

Comme dans toute ville universitaire qui se respecte, l'enseigne qui distribue du café se situe à moins de cinq minutes à pied de la fac. À cette heure il n'y a pas foule, et notre commande est servie rapidement. J'opte pour un café serré et une part de cheese-cake tandis que Maëlle prend un latte avec un brownie. Nous nous installons face à face, chacune sur une banquette. Ma sœur dévore son gâteau en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.

— Qu'est‑ce que ça fait du bien d'avaler un truc !

— Tu serais moins à l'agonie si tu mangeais aux heures des repas.

— Et louper l'occasion de vivre un orgasme culinaire ? Jamais !

— Je suis sérieuse, Maëlle.

— Je trouvais ça trop beau que tu n'aies pas fait de remarque tout à l'heure, dit‑elle en soupirant.

Je n'ai pas pu m'en empêcher. Ma sœur ne mange pas bien, et cela risque d'empirer son diabète. Du fait de son insulinodépendance, Maëlle pense que ne pas apporter de sucre à son organisme est la solution miracle, si bien qu'elle s'affame pour pouvoir ensuite avaler n'importe quoi sans que son corps soit en surdose. Ce comportement n'est pas recommandé, et on le lui a répété. Toutefois, s'il y a bien quelque chose que j'ai appris depuis que j'ai la garde de ma sœur, c'est que rien ne sert de lutter contre elle. Maëlle est du genre impulsive et risque de se braquer. Si je la contrarie, elle serait capable de ne plus m'adresser la parole des jours durant et de ne plus rien manger. Alors je dis la seule chose qui ne déclenchera pas une troisième guerre mondiale dans l'immédiat.

— Je m'inquiète pour toi.

— Tu ne devrais pas, je n'ai plus douze ans, Anna.

— Je sais mais j'ai tendance à l'oublier.

— Essaye de t'en souvenir, car ce serait gênant que tu te ramènes avec des ballons et un gâteau à l'effigie d'une licorne lorsqu'on me remettra le prix Nobel.

Nous éclatons de rire, laissant derrière nous un sujet sensible qui reviendra éternellement sur le tapis. Je crois que même lorsqu'elle obtiendra le prix Nobel, car je suis sûre qu'elle l'aura, je continuerai à protéger ma petite sœur, envers et contre tout.

Je redépose Maëlle devant son bâtiment bien trop vite à mon goût, il est tout juste 16 heures. J'ai encore un peu de temps avant de devoir retourner au travail et préparer ma salle pour le service du soir. Toute femme approchant la trentaine saurait quoi faire de son temps libre, une virée shopping, un verre entre copines, une séance en institut. Dans mon cas, rien de tout ça n'est possible, je compte chaque cent, alors toute dépense superflue, j'évite. Une fois par mois, je m'autorise un extra avec ma sœur, comme cet après-midi, mais rarement plus. Je reprends donc la route du restaurant en espérant trouver un bouquin intéressant dans la boîte à livres au coin de la rue. Je n'en reviens pas quand je tombe sur une pépite, Lux : Obsidienne ; je n'ai pas encore eu l'occasion de découvrir ce roman de mon auteure favorite. C'est le sourire aux lèvres que je franchis la porte du restaurant.

Je m'apprête à aller derrière mon comptoir quand je repère la toque de chef sur une table reculée. Tobias est installé avec les livres de comptes et un café, il a l'air de s'arracher les cheveux. Son moral, que j'ai eu tant de mal à faire remonter ce matin, est visiblement à nouveau au plus bas. J'abandonne l'idée de savourer mon livre et prends place en face de lui.

— Je peux t'aider à quelque chose ?

Tobias cligne des yeux plusieurs fois si bien que je me demande s'il avait remarqué ma présence. C'est souvent qu'il est perdu dans ses pensées ces temps-ci.

— Oh ! Anna. Non, ne t'en fais pas, disons que je me suis laissé distraire, les calculs ne m'emballent pas vraiment.

— J'imagine.

— Et toi, qu'est‑ce que tu fais là ? Il est encore tôt.

— Je me suis dit que j'allais venir te surveiller, pour que tu ne recommences pas à déprimer.

Je préfère mentir à Tobias plutôt que d'avouer que je n'ai pas de vie sociale en dehors de mon boulot et mes colocs. Déjà au lycée, je réinventais mon quotidien pour qu'on ne me pose aucune question.

— Tu ne devrais pas te soucier de moi, Annabelle.

J'aime l'entendre prononcer mon prénom, tout le monde m'appelle Anna, sauf lui. Chaque fois qu'il m'appelle de sa voix douce et chantante mon cœur s'emballe. J'essaye d'ignorer ce que ça provoque en moi mais je ne peux m'empêcher de sourire. Le silence s'étend entre nous, et lorsque je m'apprête à le rompre, Tobias me devance.

— Jessica demande la garde exclusive de Sydney, avoue-t‑il soudain.

— Quoi ?

— Elle veut me prendre ma fille.

À cet instant, je vois le cœur de l'homme devant moi se briser et se fracasser sur le sol pour être piétiné par le fantôme de sa connasse de femme.

Come & Get me [Collection &H]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant