Annabelle
Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit, j'ai quitté le club que nous avions rejoint à peine deux heures après y être arrivés. Alex payait sa tournée, et je me suis dit que pour une fois, profiter avec les collègues n'était pas une mauvaise idée. Sauf que le cœur n'y était pas, sans doute resté dans le couloir du restaurant, collé contre le torse de mon patron. Tobias a occupé mon esprit toute la nuit, si bien que ce matin je décide de me rendre dans la banlieue de Chicago pour voir mon père. C'est la seule chose qui me remettra les idées en place.
Ce dimanche, il n'est même pas 9 heures lorsque je quitte l'appartement et monte dans le bus qui me mènera au plus près de ce qui devrait être « le foyer familial ». Il n'y a pas si longtemps, faire ce trajet me retournait l'estomac, j'avais les larmes aux yeux quand les bus passaient devant le panneau Brookfield. Aujourd'hui, je n'éprouve rien, si ce n'est une certaine lassitude. Je n'espère plus retrouver quelque chose de différent, je sais que rien n'aura changé, que mon père a toujours des dettes qu'il n'est pas capable de rembourser, qu'il y a peu de chances que je ne le trouve pas ivre ou en train de cuver sur le canapé du salon. Mon père est le cliché de l'Américain dépressif.
J'ai un quart d'heure de marche lorsque je descends du bus pour rejoindre l'appartement de mon enfance. Je grimpe les trois étages sans utiliser l'ascenseur de peur qu'il se coince entre deux paliers. Ça m'est déjà arrivé quand j'avais huit ans et que je remontais de la pâtisserie. J'ai paniqué, si bien que je me suis cassé le bras en tapant contre les parois métalliques. Depuis ce jour, je n'ai jamais remis les pieds dedans ; en plus, monter l'escalier, c'est bon pour la ligne.
Une fois à mon étage, je tire le trousseau de clés de ma poche et déverrouille la porte. J'entre sans frapper. À quoi bon ? Je sais pertinemment que personne ne viendra m'ouvrir.
Mon père est là, allongé sur le canapé, les yeux dans le vague. Son T-shirt remonte sur son ventre, offrant à ma vue sa silhouette bedonnante. Son odeur me laisse deviner qu'il n'a pas dû quitter sa place du week-end, même pas pour aller aux toilettes, à en croire les taches qui maculent le tapis. Je ne suis plus en colère de le découvrir ou dégoûtée, j'éprouve simplement de la pitié pour lui. Avant je ne pouvais pas franchir le seuil sans fondre en larmes, je le suppliais des heures durant de me donner un mince espoir que les choses changent. Mais je me suis fait une raison et aujourd'hui je ressens seulement le manque de mon père.
— Salut, papa, lancé-je sans attendre qu'il me réponde.
Il grogne en s'agitant sur le canapé, je continue comme si tout était normal.
— Je suis venue voir si tu étais encore en vie et si tu avais besoin de quelque chose en particulier. Je vais faire un brin de ménage et un tour dans le frigo, puis après je repartirai.
Je commence par le salon, ramasse les cadavres de bouteilles : de la bière, du gin et un fond de vodka qui se déverse à même le sol. Je dépose le tout dans un grand sac-poubelle, puis m'attelle à la pile de linge sale qui traîne dans un coin. Ça fait un moment que je ne suis pas venue, alors j'ai de quoi remplir trois machines entières. Pendant que je fais le ménage, je lui donne des nouvelles de ma sœur, car peut‑être que quelque part dans son demi-sommeil il m'entend et est heureux de savoir ce que deviennent ses filles.
— Maëlle s'en sort super bien à la fac, elle qui a toujours été si absorbée par les études, je crois qu'elle a trouvé sa voie. En tout cas, elle a l'air épanouie. Je ne lui ai pas proposé de venir aujourd'hui, elle prépare un dossier important, alors il lui faut le moins de distractions possible et te voir ainsi, ce n'est pas bon pour elle. D'ailleurs, je ne sais pas si un jour je le lui proposerai.
Infliger cette vision à ma sœur m'est insupportable. Malgré les airs qu'elle se donne, elle est plutôt du genre sensible et ses examens doivent rester sa priorité.
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Come & Get me [Collection &H]
RomanceSORTIE LE 12 NOVEMBRE 2020 Jamais elle ne doit lui révéler ses sentiments. Ça fait deux ans qu'Annabelle travaille dans le restaurant de Tobias. Et, depuis le début, elle s'est fait une promesse : quoi qu'il arrive, jamais elle ne révélera ses senti...