Affranchie Tome 1 : Rachetée

Chapitre 5

J'ai souvent le sentiment d'avoir l'illusion de vivre ma vie. C'est vrai : en réalité je ne vis pas, je survis. J'ai l'impression de subir ma vie plus que de la vivre.

Je croque dans du pain dur en regardant par la fenêtre. Dehors, l'hiver commence à pointer le bout de son nez. Quelques flocons tombent par-ci par-là mais fondent presque aussitôt. Je réalise alors que je ne verrais plus l'été et ça, ça me fout le moral à zéro.

J'entends ceux qui font la vaisselle me hurler de me dépêcher de finir mon bol mais je les ignore. Alors c'est ça que je laisserais derrière moi ? Une vie insignifiante ? Une vie où je n'ai pas été capable de faire ne serait-ce qu'une chose de bien ? Est-ce qu'on peut d'ailleurs appeler ça une vie ? C'est vrai : je n'ai pas le souvenir d'avoir été un jour heureuse. Aussi loin que je me souvienne je me suis toujours sentie comme si j'étais une erreur....

Je dépose mon bol dans l'évier ce qui fait râler les autres qui avaient presque fini leur corvée et me dirige vers le hall pour commencer les miennes. A travers la baie vitrée je vois Mr.Dev s'énerver et jeter plusieurs papiers et je me dis que ça va encore être pour ma pomme. Je décide de sortir le plus vite possible dehors pour qu'il me fiche la paix même si c'est pratiquement impossible.

J'ai très peu de souvenir de mon enfance, mais il y en a un dont je me souviens très bien. Quand je suis arrivée ici, j'étais toute petite et je venais d'un autre foyer. Je me souviens que j'avais naïvement pensé que Mr.Dev serait un peu comme un père pour nous et que même si nos vies n'étaient pas parfaites nous serions un peu comme une grande famille. Le jour de la fête des pères, je me souviens avoir fait une carte comme nous avions sûrement l'habitude d'en faire dans mon ancien foyer. Comme je n'ai jamais eu de parents, j'ai voulu l'offrir à M.Dev et c'est ce jour là que tous mes espoirs d'enfants ce sont brisés : il a pris ma carte, s'en est moqué et l'a déchiré. Il m'a dit des choses que l'on ne dit pas à un enfant, à moins d'être une horrible personne...A cet âge là je ne m'en suis pas rendue compte mais aujourd'hui je sais que c'est ce qu'il est : une horrible personne. Et il nous a donné tout ce qu'il a en lui : de la haine, de la jalousie, de la colère...

Depuis ce jour là, je me suis construite une carapace comme pour tenir le coup, comme par instinct de survie. Mais au fond de moi je suis brisée et si d'habitude j'arrive à prendre sur moi, aujourd'hui, je craque en voyant le temps qui passe et me rapproche de la fin, la fin d'une vie que je n'ai jamais réussi à apprécier.

Je rêvais d'avoir une famille, petite j'espérais sans cesse voir arriver une famille qui serait prête à m'ouvrir les bras. Mais cette famille je ne l'ai trouvé nulle part, pas même parmi ceux qui vivent avec moi. Je ne sais pas ce que c'est, d'aimer. Ni d'être aimée. Je n'aime personne, pas même moi et même quand j'essaie, il y a toujours quelqu'un, M.Dev ou les autres, qui veille à ce que j'échoue.

Alors que je me retiens de jeter ma pelle vers l'une des fenêtres du foyer, j'entends un cri qui me fait sursauter. Je sais que c'est M.Dev et qu'il va encore me faire la misère à cause de ces demandes d'adoptions. Mais cette fois, je ne vais pas le laisser m'écraser. Je jette ma pelle par terre et me mets à courir aussi vite que possible vers la vallée, je sais que les autres lui diront par où je suis partie mais je m'en fiche. Il m'a déjà volé trop de jours, il ne m'en volera pas plus encore, et si je dois rester dans la forêt pour lui échapper, je le ferais.

Je cours à perdre haleine jusqu'à ne plus entendre de cris puis je m'arrête. Là où je me trouve, il ne pourra pas me retrouver avant un bon moment et le temps qu'il prévienne les flics, j'ai le temps de respirer un peu. Je reprends mon souffle peu à peu et me met à hurler tout ce que j'ai sur le cœur. Je frappe le sol, insulte chacune des personnes du foyer et pleure aussi. Je me rappelle ensuite que nous sommes bien en hiver et je commence à avoir vraiment froid, mais je préfère rester ici plutôt que de rentrer.