— On retourne là-bas ? dit-il en pointant du menton un café installé à quelques pas.
Florine acquiesça et prit les devants. Situé à l'extrémité de la rue Dalton, le commerce offrait à ses clients un vis-à-vis splendide sur la mer Méditerranée. Si la devanture laissait à désirer, il avait fait de sa terrasse ombragée et de son petit prix compte tenu de sa position, sa réputation. Les deux adolescents n'étaient pas amateurs de bars ou cafés, mais il s'agissait bien encore des seuls endroits où ils pouvaient jouer au baby-foot.
Impatiente de s'installer près d'un terrain miniature, Florine déboutonna son blazer dès qu'elle fut entrée et salua le garçon de café qui reconnut instantanément ses deux plus jeunes habitués. Un torchon bariolé sur l'épaule et une tasse dans une main, digne d'un vrai cafetier, il les devança avant que l'un des deux prenne la parole :
— Laissez-moi deviner. Un diabolo menthe pour toi et une grenadine pour la demoiselle ?
— Parfait ! ricana Saturnin après un clin d'œil.
À peine tourna-t-il les talons pour rejoindre sa partenaire de jeu que le responsable des lieux lui lança une réflexion qui, touchant son point sensible, l'amusa beaucoup moins :
— C'est pour ressembler à Bowie, cette tenue ?
— Non, juste à moi.
— Ton père doit être ravi de te voir sortir habillé comme tel.
Sa réponse puait le sarcasme.
Mais il savait où il mettait les pieds car il avait travaillé des années auprès de son paternel.
Saturnin se contenta avec force de l'ignorer et poursuivit sa route vers son amie. Cela ne servait à rien d'entrer dans d'éternels débats avec des gens qui réservaient la mode – plutôt l'envie générale de s'en émanciper – aux femmes ou à ceux qui se considéraient comme tels. Si Saturnin voyait en David Bowie un sentiment de renouveau, un besoin de s'accepter et de croquer la vie à pleines dents, le commun des mortels y voyait une grande folle, un chanteur qui brillait par sa provocation. Un homme moderne ne pouvait pas sophistiquer ses tenues de strass, de paillettes et d'exubérances sans perdre en crédibilité.
C'était un paradoxe.
Et quand ledit chanteur s'osait au maquillage de surcroît, c'était le pompon, le sommet de la honte ! Alors, il était catégorisé homosexuel au même titre que Marc Bolan qui le précéda. Et ça, c'est une tout autre histoire.
Le cafetier perçut le malaise et ne tenta pas d'autres commentaires déplacés lorsqu'il apporta les commandes à table. Assise à l'indienne sur le bord du terrain, Florine intercepta le regard de Saturnin qui se faisait la main avec les brochettes de joueurs en bois. L'adolescent tenait à préserver son art de la feinte. Mais à l'inverse de leurs autres venues ici, son entraînement semblait maintenant n'être qu'un défouloir par lequel il relâchait la tension. Dénigrer sa passion, c'était lui asséner un coup d'éperon dans le ventre.
Un doigt sous son menton, Florine le fit relever la tête et supplia de lui raconter. Saturnin refusa avec respect l'invitation et recommença à faire rouler les cannes dans ses bras, prêt à gagner le match.
L'adolescente récupéra la plus belle balle en liège sur le promontoire en bois et la déposa sur le pois blanc. Inutile d'insister, ça ne ferait que renforcer son sentiment. Les bouliers remis à gauche, Florine savait que son ami les retournerait rapidement sur le droit avant qu'elle ne puisse en déplacer une seule. Une défaite cuisante. Elle s'en fichait, elle voulait juste être avec lui.
À cette heure, un silence régnait dans le café où la plupart se rendaient au crépuscule, après une journée de travail ou une énième dispute de ménage. Le gérant, défendant pendant un temps le zéro alcool, avait fini par vite succomber à la demande et avait investi dans des tumblers à whiskey. Depuis, de nombreux hommes d'affaires ou en escapade nocturne y faisaient escale. Tard dans la nuit, ce n'était plus un lieu fréquentable pour des jeunes de leur âge.
Alors que la partie arrivait à son terme, Florine réfléchit comment soigner le mutisme de son ami.
Elle n'aimait pas le voir ainsi ; ses lèvres closes, le regard fuyant et la mâchoire serrée. Saturnin était un garçon solaire et espiègle. L'ami que tous voudraient avoir. Ses cheveux blonds tirés derrière et ses énormes yeux expressifs aider à attiser son minois angélique. Et sans qu'il ait à s'expliquer, elle se doutait que le cafetier avait osé une remarque qui l'avait braqué.
— On se retrouve demain encore ?
Saturnin resta focalisé sur la trajectoire de la balle et ne répondit pas. Comme absent.
— Un tour à vélo en campagne, insista la pauvre Florine qui ne savait plus comment le faire émerger. J'aimerais revoir ce coin à l'orée des bois où nous avions pique-niqué avec le centre... Cela remonte au dernier week-end de juin, non ?
Elle crut apercevoir un faible sourire sur sa bouche qui s'éteignit presque instantanément. Un rictus qui ne revint pas à son plus grand désarroi. Son rencard venait de prendre une tournure inattendue.
Dépitée, elle plongea son visage vers le jeu et abandonna l'idée de redorer son moral avant la fin de la journée. « Il ira mieux demain », se rassura-t-elle avant de se prendre un nouveau but par le camp adverse. Perdante sans conteste de la partie, à l'image de toutes les autres fois, Florine lâcha les cannes du baby-foot pour reprendre son blazer sur un tabouret.
— Pourquoi personne ne me laisse vivre comme je l'entends ? s'éleva une petite voix qu'elle pensait ne plus entendre. Je n'ai rien demandé à personne. Si seulement je pouvais devenir quelqu'un, peut-être arrêteront-ils de me comparer ou de juger mes habits ?
— Je suis là moi.
— Je le sais bien.
Saturnin sourit à cette réflexion innocente. Il savait la force de son soutien mais se rendait bien compte que cela ne suffisait pas.
Puis le jour viendrait où elle découvrirait son amour à sens unique, lorsqu'elle le verrait aux bras d'un garçon. Sans doute voudrait-elle prendre ses distances. Ils ne se connaissaient que depuis peu mais elle prenait une place déjà si importante dans son cœur.
En attendant, Florine restait sa plus fidèle amie et il aimait passer ces jours avec elle, même s'il craignait d'accentuer la douleur de la chute quand elle adviendrait.
— Tu es géniale. Que ferais-je sans toi ?
Mais il ne pouvait pas s'empêcher de la voir, de l'inviter, de la faire sourire et espérer, dans un sens. Son bonheur palpable lui mettait du baume au cœur et comme tout le monde, il aimait se dire que Florine était un ange gardien venu l'étreindre de ses ailes. Alors pourquoi s'en priver ? Ils avaient toute la vie devant eux et auraient tout le temps de se pardonner.
Elle réussirait à passer à autre chose dès lors que l'échéance arriverait à son terme, il s'en était persuadé, sûrement pour se rassurer.
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Supernova [EN AUTOEDITION]
RomanceCouleurs, strass et paillettes. A l'orée du disco et de ses pantalons pattes d'éph, le discret Saturnin voit en la mode un moyen de contourner ce monde. Dérogeant aux canons de beauté, il revisite, s'évade, se promène sur la plage, profite de son ad...