Partie III - 1 : Stockholm

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MADELEINE PAULSON N'ÉTAIT PAS PARTIE. Elle était restée, motivée par une force qui la retenait, une force puissante et insondable qui l'empêchait de quitter le microcosme des Spillman. Une semaine avant le 4 juillet, où le mot « indépendance » allait acquérir sa signification profonde, Madeleine avait eu une prise de conscience. Un frisson l'avait saisie lors du trajet du retour. La demeure s'étendait, ses rideaux flottant dans le vent chaud de Louisiane. Une fois arrivée sur le porche, elle prit une grande inspiration, sachant qu'elle pouvait toujours faire marche arrière, mais consciente qu'elle ne le ferait pas.

Vous ne comprenez sûrement pas, mais c'est en partie de ma faute. Après tout, vous avez loupé un wagon. Je vous ai fait louper un wagon, et un gros.


Revenons brièvement en arrière.


QUELQUES JOURS PLUS TÔT, toujours en captivité, Madeleine s'était réveillée dans la pénombre de la chambre. Daniel était allongé sur le tapis, entouré des croquis qu'il avait réalisés tard dans la nuit. Les yeux fermés, son visage était crispé, lui donnant l'air d'un pantin triste. Le masque à gaz qu'il utilisait pour inhaler de la marijuana était jeté sur sa chemise déboutonnée. Il marmonnait des choses inintelligibles, semblant rêver ou délirer.

— Il m'écrase, marmonna-t-il.

Madeleine quitta le lit et approcha avec précaution.

— Il m'écrase, répéta le jeune homme.

— Qui ? De quoi parles-tu ?

— Il m'écrase...

Debout, la brune l'observa de toute sa hauteur tandis qu'il refermait les yeux. Elle aurait pu le tuer à ce moment précis, aisément même, mais songea qu'il était le seul rempart qui la protégeait de la démence et de la sauvagerie du couple Spillman. Daniel ouvrit soudain ses yeux, se débattant avec quelque chose ou quelqu'un, qu'il imaginait se trouver au-dessus de sa poitrine. Il grimaça et se tordit de douleur, une main sur sa gorge.

— Enlève-la ! s'écria-t-il, comme si sa chemise était en feu.

Madeleine le regarda sans mot dire.

— Enlève-la ! supplia-t-il.

Elle voulait étouffer ce malaise qui naissait en elle. Délicatement, elle commença à défaire les derniers boutons de sa chemise, dévoilant son corps fin. Le fils Spillman la dévisagea, semblant plus apaisé. Avec douceur, il replaça une mèche de cheveux derrière l'oreille de la jeune femme qui le regardait, agenouillée près de lui.

— Tu es si belle... murmura-t-il, tendant la main pour lui caresser la joue.

— Tu n'es pas toi-même.

Elle écarta sa main, et un rire amer s'extirpa des lèvres du brun.

— Tu as raison. Je suis heureux !

Une larme roula sur sa pommette tandis qu'il prononçait ces mots. Il ferma les yeux et resta immobile, une main sur sa poitrine alors que sa respiration se calmait.

— Daniel ?

— Hum ?

— Vas-tu réellement tuer cette enfant durant la cérémonie ?

Le jeune homme observa Madeleine d'un air pensif.

— Bien sûr, répondit-il calmement.

La jeune femme fut choquée par le manque d'intérêt de son interlocuteur, et le vit éclater de rire.

— Pourquoi ? s'exclama-t-elle.

Finalement, Daniel parut plus alerte. D'un geste las, il balaya l'air avant de s'exprimer.

Pourquoi, pourquoi, pourquoi... Personne ne veut réellement savoir pourquoi.

Pendant qu'il parlait, il projetait des ombres chinoises sur le mur. Madeleine soupira tandis qu'il se redressait sur ses coudes.

— Tu dois imaginer que je suis un monstre, reprit-il.

— Je ne sais pas ce que je crois. Ton père est un monstre.

— Mon père... répéta-t-il sombrement.

— Je vois comme il te traite. Je ne suis ni sourde ni aveugle.

À ces mots, Daniel se leva. Il se plaça devant la jeune femme, assise sur son lit. Celle-ci se redressa, embarrassée par cette soudaine proximité et par le fait qu'il la surplombe.

— Je suis gentil avec toi, Madeleine, mais ne me prends pas pour un idiot.

Il lui saisit le poignet.

— Je n'en ai peut-être pas l'air, poursuivit-il, mais je me dis parfois que je suis pire que mon père. Si j'avais l'occasion de blesser quelqu'un qui le mérite, mon père serait un enfant de chœur.

Madeleine frémit, la poitrine gonflée à bloc contre ce torse inconnu.

— Tu veux fuir, dit le jeune homme. C'est la seule chose qui t'importe. Ne me fais pas croire que tu te soucies de la façon dont mon père me traite. Cesse de jouer avec moi.

— Je ne joue pas avec toi, osa-t-elle répondre.

Mais ce ne fut pas une bonne idée.

Le fils Spillman lui jeta un regard noir et l'agrippa par les bras.

— Tu mens mal, affirma-t-il.

Madeleine baissa les yeux et se mit à pleurer. Il leva ses mains dans les siennes, entre leurs corps.

— Tu as toujours peur de moi... souffla-t-il.

Les mains de Daniel étaient chaudes, et elle avait l'impression de prier contre lui. Si proche de ce corps masculin, la jeune femme respirait difficilement. Il avait raison, elle avait peur de lui. Elle n'avait encore jamais éprouvé de désir pour un homme ; ce n'était pas le chemin qu'on lui avait tracé.

— Je peux t'aider, murmura-t-elle. Laisse-moi t'aider.

— M'aider ? Tu as des années de retard. M'aider... répéta-t-il avec un rire mauvais. Je n'y arrive pas moi-même.

Il porta leurs mains à ses lèvres, et Madeleine perçut la tiédeur de son souffle.

— Un matin, à l'âge de huit ans, je me suis enfui, reprit-il en s'écartant. J'ai rendu visite au shérif et lui ai décrit ce que j'avais vu, et ce que nous avions fait.

Il renifla avant de se mordre la lèvre, puis ajouta :

— Tu sais ce qu'il a fait ? Il a appelé mes parents. Mon père est venu me chercher. Ils m'ont envoyé chez les dingues ! Sauf qu'ils appellent ça une institution... de l'aide.

Madeleine recula, observant le jeune homme qui faisait les cent pas dans la pièce.

— Ils m'ont fait passer pour un menteur, un sale gosse à l'imagination débordante ! Ils se sont débarrassés de moi pendant un an dans cette putain d'abbaye... Tu sais ce que c'est que d'être entouré par des gamins complètement cinglés ?

— Non, je n'en ai aucune idée. Mais tu peux me faire confiance.

— Personne ne m'a cru. Personne ne m'a fait confiance.

Il prit son visage entre ses mains et souffla :

— Alors je ne fais confiance à personne.


KuklosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant