JE SUIS PERDU DANS CETTE DEMEURE, entouré de souvenirs. Cela fait deux jours que mon père est mort et je ne peux me défaire de son corps qui reste au sous-sol. Je m'attends à entendre le cliquetis de ses clés et à le sentir s'accrocher à ma jambe pour me reprocher sa mort. Parfois, je l'imagine monter les escaliers avec un couteau, me poignarder et entrer dans ma peau. Il me posséderait comme un mauvais esprit, et tuerait à travers moi.
Le jardin est en désordre. L'air est chargé de l'arôme des géraniums et des lilas, de l'herbe et de la terre. J'entends les oiseaux, leur mélodie matinale alors que le soleil se lève.
J'ai retrouvé Adam à l'épicerie, puis j'ai chargé le camion. Je dois maintenir les apparences tant que je le peux, avant que tout ne m'éclate à la figure. Mon père aurait été fier de mon sang-froid et de mes mensonges.
Est-ce si facile de mentir aux gens ?
Oui. Il suffit de leur dire ce qu'ils veulent entendre.
Le thé glacé de maman a un goût amer. Ça me rappelle le réveillon du Nouvel An. Un homme entre dans l'épicerie. Il porte des lunettes et de gros cernes sous les yeux. Je repose mon verre et lui dis que nous sommes fermés pour inventaire. Il tousse, me regarde à peine et jette son journal sur le comptoir.
— Je cherche une adresse, qu'il dit. Vous m'aidez ?
Je l'observe, son visage laiteux, ses yeux enfoncés, la peau tendue sur ses pommettes, et les os saillants, comme un oiseau blessé. Il me rappelle le cadavre de mon père.
— Bien sûr.
Je lui tends une carte. Il l'examine tandis que je le fixe, les mains sur les hanches. Il la retourne pour trouver ce qu'il cherche et prend des notes.
— Où allez-vous ? je demande.
Je ne l'écoute pas lorsqu'il répond – son visage est ancré dans mon esprit. J'aimerais voir ses yeux se perdre, son regard vide devenir l'expression de son âme. Je pourrais tuer cet homme, plus sûrement que mon père. Pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être parce qu'il me fait penser au genre d'homme qu'il était, et parce que j'aurais voulu le tuer moi-même. J'ai l'impression que je pourrais exploser et lui arracher le visage.
Mais je dois faire attention et rester concentré.
L'homme s'en va et je tente désespérément de me concentrer sur la caisse. Si je m'occupe, si je parviens à me distraire, je me sentirai peut-être mieux. Je dois redescendre au sous-sol et faire disparaître le corps, tout nettoyer et me débarrasser des souvenirs. J'ai le sentiment étrange que la cage va s'ouvrir et m'attaquer tel un chien enragé.
Retournant dans la maison, j'entends les prières de Damian tandis qu'elle court dans les escaliers.
— Dieu, tu es méchant, s'écrie-t-elle. Le Dieu le plus méchant qui soit !
Je la regarde depuis le seuil quand ma mère arrive, un torchon entre les mains.
— Dis à ce monstre d'arrêter de parler comme une malapprise ! lâche-t-elle.
Madeleine apparaît à son tour, sortant de la cuisine.
— Dieu est une vieille femme méchante ! chantonne la fillette.
— Arrête ça, tout de suite ! lui ordonne ma mère.
Je souris intérieurement, me penche et regarde la petite dans les yeux.
— Tu as raison, Dieu est une vieille femme méchante. Tu as faim ?
— Oui ! Je peux avoir à manger ?
Une vague de culpabilité m'envahit.
— Bien sûr, dis-je en me redressant. Va rejoindre Madeleine. J'arrive dans une minute.
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Kuklos
Fiksi UmumUSA, juin 1960. Dans une petite ville de Louisiane, le jeune Daniel Spillman étouffe, couvé par une mère possessive et un père l'accablant de brimades et de coups. Un jour, une jeune missionnaire, prénommée Madeleine, frappe à la porte de cette fami...