Chapitre 1

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Anna

Deux litres, deux petits litres auraient suffi pour arriver à bon port. Mais quand je me suis rendu compte que la lumière de la jauge d'essence clignotait depuis presque cinquante miles, j'ai laissé tomber l'idée de faire le reste du chemin et j'ai bifurqué sur la première station-service qui venait. La seule, en fait, de ce trou perdu qu'est Wild Falls. Vous connaissez peut-être ? Ça m'étonnerait : c'est une bourgade d'à peine trois mille habitants, perdue au fin fond du comté d'Humboldt, en plein milieu de la Six Rivers Forest. Un joli coin, agréable à vivre, sauf en hiver, et sauf si vous aimez la ville et le béton. Ici, rien de tout cela : c'est vert, c'est feuillu, riche en chlorophylle, en oxygène et en eau. Les six rivières tumultueuses du coin serpentent à travers ce coin de Californie du Nord, réputé pour ses randonnées, ses descentes en kayak et ses parties de pêche. Assez loin de ma vie actuelle, à vrai dire, à San Francisco, où je suis stagiaire dans un cabinet d'avocats très réputé.

Et pourtant, c'est bien là que j'ai grandi, quand je suis venue vivre avec mon père l'année de mes neuf ans, lorsque j'ai perdu mes grands-parents maternels. Une année difficile, où je l'ai rejeté en bloc, avant qu'une petite fée venue de France, Jeanne, ne remette les choses en ordre, nous rapprochant, mon père et moi, et investissant son cœur par la même occasion. Je souris en repensant à celle qui est devenue ma mère adoptive deux ans plus tard, au terme d'un marathon juridique qui n'a pas été simple, mais qui m'a permis de trouver enfin une mère que je n'avais jamais vraiment eue. Car pour sûr, Jeanne a été la meilleure des mamans, et ce depuis maintenant dix ans. Pour moi, comme pour les cinq frères et sœurs qu'elle m'a donnés par la suite. Je vous vois d'ici ouvrir de grands yeux : oui oui, trois frères et deux sœurs.

Je me mets à penser tendrement à eux, me les imaginant dans le grand chalet au milieu des bois, quand une odeur caractéristique de fumée de tabac me sort de ma transe émotionnelle. Je fronce les sourcils, sans lâcher le pistolet qui continue à déverser l'essence dans le réservoir de ma Mini, et me mets à scruter les environs. Bon sang, qui s'amuse donc à fumer en plein milieu d'une station-service ? Bordel, c'est hyper dangereux !

Je tends le cou, et me vrillant sur moi-même, je tente d'apercevoir l'inconscient qui se permet de mettre sa vie, et surtout celle des autres en danger. Peine perdue, je n'entrevois que les volutes blanches qui s'élèvent derrière ma pompe à essence, mais pas l'individu auquel je dirais bien le fond de ma pensée. Or, il est hors de question que je laisse l'affaire sans suite : si j'ai pu, dans ma jeunesse, être plutôt timide et discrète, j'ai appris, depuis, à m'imposer un minimum : est-ce dû au milieu dans lequel j'ai été élevée, celui d'un club de moto pas très respectable ? Ou à mes études d'avocate qui m'ont enseigné à me faire entendre coûte que coûte ? Peu importe, il est clair que de toute façon, le temps où je laissais couler est révolu.

— Hé !! je gronde d'une voix forte. Vous, là, derrière, vous êtes au courant que c'est interdit de fumer dans une station-service ?

Contre toute attente, aucune réponse ne me parvient. Aurait-il mal entendu malgré la voix que je travaille depuis des mois pour la rendre audible ? Je reprends mon souffle, et réitère ma remarque en prenant soin d'y mettre encore plus de force.

— Vous entendez quand je vous parle ? Vous n'avez pas le droit de fumer ici !

Cette fois-ci, un mouvement attire mon attention sur le côté gauche, et je penche la tête pour tenter d'apercevoir le malotrus, qui apparait enfin dans mon champ de vision. Et là, je pile net. C'est un biker, aucun doute là-dessus : un cuir relativement neuf repose sur ses épaules, avec tous les insignes qui indiquent le nom de son club et le coin d'où il vient. Rien d'indiqué sur son rôle dans le MC : c'est donc un simple membre, et pas un dirigeant. Cependant, ce n'est pas ce qui me sidère le plus, non : c'est qu'il s'agit du club de mon père, les 666 Rivers Riders. Rien d'étonnant dans le coin, puisqu'ils ont résidence ici, à Wild Falls. Non, ce qui m'intrigue, c'est que ce gars-là m'est inconnu au bataillon. J'ai beau vivre ailleurs, à des centaines de miles d'ici, les Riders, je les connais tous. Des premiers, comme Tool, au dernier prospect intégré en septembre. Lui par contre, rien. Et pourtant, vu son âge, entre vingt-cinq et trente, à vue d'œil, il est bien trop vieux pour en être. Et un mec comme ça, croyez-moi, s'il avait fait partie du club, je m'en souviendrais...

Jerk ( Noël à Wild Falls )  [ sous contrat Evidence Editions ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant