Chapitre 5

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Jerk

Pas envie de causer, pas envie d'expliquer : je reste de marbre du moment où elle entre dans la voiture jusqu'au moment où on en sort. Le trajet se fait dans un silence religieux, même si je sens bien ses regards appuyés dans mon dos alors que je zieute délibérément à l'extérieur. J'ai bien envie de la planter là, avec ses questions à la con, mais je suspends mon intention quand elle contourne la voiture pour ouvrir son coffre, et qu'elle commence à en extraire la montagne de courses qu'elle a entassées dans le coffre ridicule de sa non moins ridicule voiture. Je jette un coup d'œil au chemin qui mène au bar, où j'irais bien noyer mes idées noires malgré l'heure peu avancée, voire même m'oublier dans une brebis quelconque, mais je me ravise en la voyant galérer avec ses sacs.

Je pousse un soupir, la rejoins à l'arrière, et sans rien dire, je me saisis du maximum que je peux emporter, et monte les marches du chalet pour pénétrer dans le hall. Sans attendre, je me dirige vers la cuisine, sans refermer derrière moi : les pas d'Anna résonnent dans les miens, et elle semble tout aussi pressée que moi de se débarrasser des paquets bien trop nombreux et bien trop lourds.

— Je refuse ! hurle soudain Jeanne. Il est trop jeune ! Il n'a que quatorze ans !

— Arrête ! T'as vu la taille qu'il a ? En plus il en a envie, il n'arrête pas de le répéter. J'avais quasiment le même âge quand j'ai commencé ! réplique Lead d'une voix énervée.

— Et ? Et tu trouves ça bien, toi ?

— J'étais content, figure-toi. Et j'ai jamais regretté.

— Ben non, tiens ! Forcément : c'était la porte ouverte à tous les vices ! Qui dirait non à la liberté absolue ? L'alcool, une moto, et des brebis ! Pour sûr que ça t'a plu ! Et c'est ça, que tu veux pour ton fils ? Sérieusement ?

— Bordel, Jeanne, j'ai jamais dit ça ! Evidemment que j'étais trop jeune pour les brebis et l'alcool ! Mais j'ai jamais dit qu'il aurait droit à tout ça à quatorze ans ! Il veut juste devenir prospect, et faire partie du club. J'ai pas dit qu'il aurait accès à toutes les débauches possibles et imaginables !

— Ah oui ? Et comment tu veux éviter ça, toi ? Tu crois qu'il va rester sagement à vous regarder vous saouler et vous servir des filles en libre-service sans vouloir sa part ? Mais tu rêves !

— Putain, Jeanne, on n'est pas tous comme ça ! Je crois pas être rentré une seule fois torché à la maison en quinze ans ! Et j'ai oublié l'existence des brebis depuis que je t'ai épousée. Comment tu peux m'accuser de ça ?

— Je ne t'accuse de rien du tout, ne commence pas à noyer le poisson, Josh. Il ne s'agit pas de toi, ni de Oak ou de Diesel. Je te parle des autres. Toux ceux qui viennent au club pour assouvir leurs besoins. Ose me dire que personne n'a ce genre de comportement ?

— J'ai pas dit le contraire. Ça sert à ça un club ! Tu le sais depuis le début, et personne ne te l'a jamais caché, que je sache. C'est la base même d'un MC, merde ! C'est quoi un club de moto sans un bar et des brebis ? Et puis il y traine déjà, alors ça changera pas grand-chose.

— Justement, s'écrie Jeanne. Tu ne devrais pas accepter sa présence avec vous ! C'est à toi de lui en interdire l'accès. Et moi je refuse, tu entends, je refuse qu'il devienne prospect !

Ils ne nous ont toujours pas captés, Anna et moi, figés dans l'embrasure de la porte de la cuisine, nos paquets dans les mains, ne sachant plus trop quoi faire sans trahir notre présence. Je suis là depuis un mois, et c'est la première fois que je les vois s'engueuler. Et j'ai bien l'impression que ça doit être le cas également pour ma voisine immédiate, qui reste immobile avec des yeux ronds, comme sonnée par la scène de ménage qui se déroule sous nos yeux. Et même lorsque Jeanne, l'air furibond, plante Lead en jetant le torchon qu'elle tient dans les mains sur la console centrale d'un geste rageur, elle ne bouge plus. Gêné, je me dandine sur mes pieds jusqu'à ce que Lead ne finisse par tourner la tête vers nous. Un éclair d'étonnement traverse ses iris sombres, mais il reste impassible quelques secondes, comme à son habitude, avant de pousser un soupir sinistre de résignation. Je hausse un sourcil, peu habitué à ce genre de manifestation si visible d'un sentiment chez lui, surtout pas celui d'exaspération. Ou d'abattement ?

Jerk ( Noël à Wild Falls )  [ sous contrat Evidence Editions ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant