Chapitre 5 : Boulet

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Je laisse glisser mon regard sur toi, dans ce qui me semble être une attitude des plus furtives. Le coude de ma sœur, enfoncé impitoyablement entre mes côtes, me fait comprendre que c'est loin d'être le cas. Tu hausses un sourcil, dans un geste typique de ta personne, tandis que je rougis et te salut de la manière la plus brève possible. J'ai de nouveau cette puissante envie de m'enterrer, alors que ton regard profond me juge impartialement. Je t'entends dire bonjour à ma mère, ma sœur, d'un ton trop neutre pour être naturel, et je te sens tendu et nerveux, peut être autant que moi même je peux l'être en ce moment. Ta mère, satisfaite et d'humeur joyeuse, nous installe elle même à la table, dans ce qu'elle nomme le côté "enfants" et le côté "parents". J'ai la vague impression d'avoir cinq ans et demi, mais t'avoir en face de moi me perturbe tant que je n'arrive pas à protester. Je scrute ton visage sans plus chercher la discrétion, examinant ta peau laiteuse avec attention. Je me demande si tu sais sourire. Tes traits me paraissent durs. Froids. Tu es calculateur, comme si derrière cette enveloppe charnelle, tes pensées créaient de grands tourbillons de manigances. Bien sur, c'est encore mon esprit qui s'emballe. Tu n'as jamais été plus manipulateur qu'un enfant de bas âge. Ta mère nous sert tous, tellement que je ne vois plus le bout de mon assiette. Je n'ose pas parler, bien sûr, de peur de paraître impoli. Des légumes... Ce n'est pas que je n'aime pas les légumes, non. C'est plutôt qu'eux, ils ne m'aiment pas. Disons que je préfère rester loin d'eux, si possible. Je jette un regard suppliant à maman, qui fait mine de m'ignorer, puis replonge le nez dans mon plat. Je n'ai plus aussi faim, soudainement. Et si, en mangeant, j'avais l'air d'un sauvage? Ma sœur a l'habitude, mais toi...

Au final, je contemple mon assiette dans le blanc des yeux, mon malaise grandissant lentement. En face, tu manges tranquillement, bien que nerveux. Ta fourchette danse souvent au dessus de l'assiette sans rien piquer dedans, tu parais soucieux et renfermé. Je me permet de voler une tranche de pain, que je mordille sans conviction, me faisant le plus petit possible pour ne pas me faire remarquer. Je n'ai même pas envie de demander de l'eau. Cette peur de gêner ne me quitte pas. En fait, ce serait le fait de paraître stupide qui m'effraie. Hantise de l'enfance, sans doute. Je contiens un couinement aigu lorsqu'à force de mâchonner, je finis par me mordre la langue. À la place, je toussote doucement. Ou plutôt, je finis par tousser avec un son semblable à celui d'une otarie. À force de me faire discret, j'ai finis par m'étrangler avec ma propre salive. Tu hausses à nouveau un sourcil, alors que, rougissant et larmoyant, je tente d'échapper aux tapes vigoureuses de ma mère qui cherche à me "dégager les voies respiratoires", je cite. Bien sur, pour couronner le tout, je tombe de ma chaise. La vie n'est pas toujours bien gentille avec moi. J'entends un énorme éclat de rire et foudroie Greg du regard. Il est hilare, tapant du poing sur la table et le sang montant aux joues. Ma sœur, inutile de le préciser, est déjà en train de hurler de rire, pliée sur la table. Les joues flamboyantes, le regard baissé et les doigts jouant nerveusement avec une ficelle de ma manche, j'ignore où me mettre. Même ton rire se mêle aux leurs, plus discret, plus réservé, mais bel et bien présent. Ma mère également, bien que par compassion elle tente de se cacher. Je gonfle les joues, vexé, et me rassois sur la chaise en croisant les bras. Clairement, je boude. Je n'y peux strictement rien si les événements jouent contre moi.

-Mon dieu, je n'ai jamais vu ça... Glousse Greg en tentant de se calmer.

-Zayn a toujours été légèrement... Maladroit. Admet ma mère avec une conviction qui me fait me rembrunir un peu plus.

-C'est un boulet fini, ouais! Intervient ma très chère Waliyha.

Je détourne les yeux, les pose sur mon assiette, sur l'horloge, sur ma main, puis finit par fixer à nouveau le plat, la mine sombre. Je marmonne dans ma barbe. Ton contact soudain me fait tressauter si bien que je manque de terminer à nouveau au sol. Je relève les yeux, croisant les tiens, et ma mauvaise humeur fond comme la neige au soleil. Tu souris. Je ne pensais pas ça possible. Mon sourire se forme tout seul sur mes lèvres, et seule ma sœur qui braille "l'Amour brille sous les étoiles" devant la scène me fait détourner le regard. Je grogne, lui tape dessus avec le rouleau de sopalin, me reçoit une réplique contrariée de ma mère et un rire de la tienne. Ça ne se passe plus si mal, finalement. Un regard d'enfant suffit à me faire pardonner et je t'entends à nouveau rire doucement, apercevant également Greg sourire à ce son. Visiblement, ce n'est pas dans tes habitudes. Les mères recommencent à parler activement, s'échangeant anecdotes et commentaires pour faire connaissance. Plus d'une fois, je frôle la crise de larmes en entendant maman livrer des faits très peu glorieux sur ma petite enfance, et toi, tu rougis à plusieurs reprises face à ceux que trahit ta mère. Waliyha, moins diplomate, n'hésite pas à hurler de protestation, et ton frère fait dériver soigneusement le sujet à chaque fois que son nom est prononcé. Je tire légèrement sur le col de ma chemise, essayant vainement de la desserrer, sous ton regard amusé et clairement curieux. Au final, tu parais juste un peu timide. Plus que moi, ou pas, je n'en sais rien, mais indéniablement timide. Tu ne parles pas, ou très peu. Tu restes dans ton coin. Ou plutôt, sur ta chaise, caché derrière ton masque froid. Dire que l'on ressemble à deux asperges, plantées là sans bouger, ce serait encore loin de la vérité. Ta mère prends les choses en main de la manière la moins logique qui soit, tout sourire.

Fils de la LuneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant