Without title #13

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Le désespoir m'habite depuis trop longtemps. Depuis ce jour. Ce jour maudit. Celui-ci qui m'a conduit jusqu'ici. Dans les rues de New York, pluie ou beau temps. Celui qui, à tous les jours, m'oblige à me faire regarder par les passants avec dégoût, m'oblige à transporter un sac beaucoup trop lourd pour mon dos qui pourtant
représente le contenant mes seuls biens personnels. Celui qui, à tous les jours, me fait pleurer pour le départ de ma femme, celui qui me fait regarder mon ancien appartement avec les yeux dans une mer de larmes. Celui qui m'oblige à porter ce nom que l'on donne au rebut de la société. À ceux qui n'auront jamais su réussir. Enfin, ceux que l'on croit incapable de réussir: SDF. Comment est-il possible qu'un seul mot décrive toute ma personne, mon âme, mon histoire et mes désirs?
Je m'en rappelle comme si s'était hier. J'étais assit sur le banc d'un parc. J'avais mon sac à côté de moi et une guitare dans les mains. Depuis que je suis petit j'en joue et le désespoir qui coule dans les veines depuis ce jour maudit m'a permis d'en écouler un peu sur les ballades que je joue quotidiennement accompagnée de ma voix usée. Je jouais un morceau plutôt doux, une reprise de blues assez calme et si la chance me souriait, j'allais pouvoir en tirer quelques pièces pour m'acheter mon repas du soir dans un restaurant où ils ne regardent pas la tête des clients tant qu'ils ont la somme nécéssaire pour s'acheter un repas. Concentré dans ma musique, un peu perdu dans les méandres de mes pensées même, je n'aperçoit pas tout de suite le petit corps frêle qui s'approche de moi. Une jeune fille. Peut-être 7 ans. De longs cheveux châtains, des yeux bleus comme la mer de Croatie. Un visage magnifique, pur, encore insouciant. C'est la première fois que ça arrive. À ce moment, c'est comme si quelque chose avais changé en moi. Je sens quelque chose qui se profile dans mon estomac. Je pense à moi quand j'avais cet âge-là. La jeune fille me demande: « Est-ce que vous pouvez le jouer encore? » Ce n'est jamais arrivé auparavant. Les jeunes ne s'approchent plus de moi depuis trop longtemps. Disons que leur éducation a changée et que les valeurs prônées par leur nation s'appliquent à tout le monde sauf nous. Je n'ai pas le temps de commencer à gratter mon instrument, j'entends une vois stridente et suraiguë hurler: « Lili ! » La petite fille, entendant son nom, se retourne, presque en sursautant. Elle accourt vers sa mère qui avait déjà ouvert ses bras pour y recevoir son enfant. J'entends alors les paroles qui m'en ont peut-être trop fais comprendre. « Fais attention, on ne va pas voir les gens qu'on ne connais pas, surtout les gens comme eux. » La fillette demande alors quelque chose à sa mère, mais je ne l'entend pas. C'est à ce moment que j'ai compris, enfin, que j'ai vraiment compris ce que j'étais à la vue des gens; un violeur, un chien, un déchet que nous sommes mieux d'évacuer des rues des gens qui ont fait les bons choix. Un criminel, quelqu'un qui a de mauvaises intentions, à qui seuls des professionnels devraient parler. Une chose à qui on donne des pièces seulement par pitié. De la même manière qu'on recueillerais un chien à qui il manque une patte. Pas pour le garder, seulement pour se donner bonne conscience. Aux yeux de ce que les gens nomment société, qui est seulement un idylle destiné à aider les gens à fermer les yeux sur leurs crimes, je suis un animal.
La vraie question, ce n'est pas comment faire pour aider notre « classe sociale » la question, c'est simplement: « Comment faire pour dépolluer les rues? » Les gens qui passent près de moi ne cherchent pas à savoir ce qui m'a mené ici, ne cherchent pas à savoir ce que je vais manger ce soir. Ils veulent savoir si leur artiste préféré va remporter le prix, si le match de sport va être gagné ce soir.
Mon sang est noir, transformé par ses années de malheur. La dernière fois que j'ai sourit, c'est quand la petite fille est venue vers moi, comme si j'étais quelqu'un avec qui on peut parler, comme si j'étais un humain. La dernière fois que je me suis fâché, c'était contre mon patron en ce jour fatidique. La première et la dernière personne que j'ai aimé, c'est ma femme. Qui je le sais, est maintenant morte sous les balles de l'une de ces personnes à qui on laisse pourtant la parole au tribunal et à la télévision, dans ces interview pour savoir comment s'est passée son enfance. La dernière fois que j'ai été vraiment triste, c'est quand cette mère soucieuse de son enfant, victime de clichés menés par les haut placés de la société a ramené ce qui représente de plus précieux à ses yeux.
Et ma dernière seconde de vie, c'est à quelques mètres d'eau qui me sépare encore d'une mort Ô combien facile et plaisante après ces années de souffrance, au milieux de personnes qui ont eu plus de chance que moi. Au revoir.

Christopher

L'heure noire | Without titles Où les histoires vivent. Découvrez maintenant