/L0VE HAS LEFT THE CHAT #63

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J'entends le cadran numérique qui se situe sur une petite brique que j'ai trouvé à la décharge à l'ouest, après les deux murs de montagne orange. C'est le moment. Le dernier. La dernière fois. Je ne peux pas le comprendre, je ne peux pas me figurer que c'est vrai, alors je vais vivre cette journée comme la dernière. Je saisirai chaque occasion de ressentir quelque chose, comme si c'était la dernière fois que je pouvais le faire, m'imprégner de chaque sensation disponible pour que jamais je n'oublie. Que jamais je ne m'éloigne. Je laisse ma main parcourir le sol. Premièrement, le sable. Il glisse dans ma main et en particulier aujourd'hui, j'ai l'impression de ressentir chaque grain qui tombe entre mes doigts. Je me fais la réflexion que ce sable a peut-être même fait le tour du monde. J'apprécie sa couleur orangée particulière. Nous sommes apparemment les seuls dans le monde à avoir cette couleur-ci. Quelques centimètres plus tard, je rencontre les quelques dalles que j'ai pu trouver pour essayer de faire un semblant de plancher. Elles sont rugueuses, mais plus douces que celles de beaucoup de mes voisins. Leur couleur grise, avec un ton presque bleuté, elles sont plutôt belles. On dirait que les couleurs sont en train de se battre pour avoir plus de place. Comme du colorant dans un océan d'eau claire. Un combat qui se déroule si lentement que je m'en rends pas compte. Je soulève la couverture et je la porte à mon visage. Je sens chaque fil qui s'entrecroisent pour former une structure solide. Sa couleur blanche jaunie ne laisse pas place à l'imagination quant à sa vieillesse, pas plus que son odeur, mais c'est elle qui a accueilli chacun de mes sommeils. C'est elle qui m'a senti rêver quand je le faisais et c'est elle qui m'a senti dormir profondément quand j'en avais besoin. Je me lève. Apparemment, dans d'autres pays, il fait tellement froid que quand leurs pieds touchent le sol, ils ont froid à cet endroit, mais pas ailleurs. C'est quand même particulier. C'est quand je me retrouve assis en petit bonhomme que je me rends compte à quel point mon matelas n'est pas en état. De la même couleur que ma fine couverture, il est si mince qu'on pourrait le confondre avec un coussin géant. Je n'ai pas à me déplacer longtemps pour trouver mes petits aménagements culinaires rassemblés au fil des années. Quelques bols, un poêle sur lequel je ne serais même pas gêné de m'asseoir tellement il est en mauvais état et une armoire en bois presque entière trouvée dans la décharge. Je laisse filer mes doigts sur le bois. J'ai l'impression de sentir chaque fibre qui se faufile un peu partout sur la surface rugueuse du bois traité et vernis. Je me déplace de quelques pas et je me rends compte de la hauteur des murs de ma maison. En terre cuite accumulée par les mains habiles de mon père, je me dis qu'il devait vraiment être motivé pour se lever nuit et jour simplement dans le but de construire quatre murs pour ma mère et lui. Je le comprends. Si elle n'avait pas de maison, je ferais la même chose pour elle. Quand je regarde au-dessus de moi, je vois quelques planches qui traversent ce plafond inexistant de la maison. Quand je ne mesurais pas encore la moitié d'un mètre, elles semblaient impossibles à atteindre. Alors mon père me prenait dans ses bras et me soulevait jusqu'à ce que je sois capable d'y toucher. Je me sentais sur le toit du monde. Plus grand que ma mère, plus grand que mon père et plus grand que ma sœur. Aujourd'hui, c'est le cas et bientôt, je vais pouvoir m'en rendre compte. Je vais pouvoir les prendre dans mes bras, leur parler face à face, je vais pouvoir les sentir près de moi quand je vais dormir. Je ne peux pas. Je ne veux pas. Je prends quelques fruits que j'ai récoltés hier, je sens leur peau, je passe mes doigts dessus. Sur l'un d'entre eux est encore attaché une fleur. Je l'approche de mon nez et je sens son subtil parfum après quoi je me laisse porter par mon imagination. Je me vois, lui tenant la main, dans un champ de fleur blanches aux boutons jaunes. Le Soleil s'en va, en nous laissant ce dernier au revoir, cette lumière dorée qui se mène aux nuages pour donner une ribambelle de couleurs. Comme des flammes géantes qui traversent le ciel. Comme des serpents géants dans le firmament qui se livrent un combat. Elle porte une robe blanche aérienne, le tissu est doux. Je la prends dans mes bras et je reviens à la réalité. Je coupe les fruits en plusieurs morceaux avant de croquer l'un d'entre eux. Quand je perce la peau, le jus explose dans ma bouche et les saveurs se mélangent pour un résultat des plus exquis. Mon sens du goût est décuplé et j'ai l'impression de sentir chaque parfum, chaque subtilité dans la saveur de ce fruit que je mange pourtant si souvent. Quand j'ai fini de déguster, je dépose pour la dernière fois l'assiette que je tenais dans mes mains, non sans licher jusqu'à la dernière goutte du nectar succulent. Je n'ai encore une fois qu'à bouger de quelques pas pour agripper un sac de randonnée au tissu autrefois bien tressé, maintenant déchiré à plusieurs endroits. Je l'ai préparé il y a quelques jours déjà, l'anticipation me rongeant jusqu'à la dernière parcelle d'espace cognitif disponible pour le remplacer avec l'inquiétude. Dans ce petit sac qui peut être porté sur le dos se trouve mes vêtements, la brosse à dents, un peu de nourriture non-périssable, tout ce dont je vais avoir besoin pour ce grand voyage qu'il m'est forcé de faire. Je me saisis de la poignée et je dépose sur mon dos le contenu de ma vie. Je me rends alors compte de ma réflexion. C'est dur de ce dire que tout ce que j'ai possédé jusqu'à maintenant se trouve dans un sac qui tient sur mon propre corps. Des souvenirs, quelques livres qui sont maintenant plus légers vu le nombre de pages qu'ils ont perdu et même quelques lettres que j'ai eues l'occasion de me faire écrire.
Je sors de chez moi pour la dernière fois. Pour la dernière fois, je regarde mon matelas, mes pauvres équipements culinaires et un souvenir que j'ai décidé de laisser ici. Tout ce qui a trait à elle doit rester ici. Je ne peux pas emmener quelqu'un qui vient du village avec moi. Je ne peux pas la forcer à partir. Je ne peux pas faire l'erreur que mes parents commettent. Je vois pour la dernière fois les maisons qui se ressemblent toutes. Pour la dernière fois, je ressens la sensation du vent chaud sur ma peau, emportant quelques grains du sable si spécial vers un autre monde. Eux aussi sont obligés de partir. Mais ils ne sont pas au courant. Et ne peuvent rien faire. Est-ce que je peux faire quelque chose ? Je marche dans le sentier foulé par tant de personnes par jour, pourtant si petit que pour certaines personnes vivant dans d'autres pays, il semblerait dérisoire. Pourtant, ce chemin de sable a vu presque l'entièreté de mes déplacements depuis mon plus jeune âge. Il a vu mes premiers pas, il a vu ma première crise, il a vu mon troisième sourire et il a vu mon premier baiser. J'élance mes pieds à peine équipés de petites sandales décrépies sur le chemin de sable chaud. À quelques endroits, la fine mixture de roches est réduite en boue, parfois à cause de la gaffe d'un enfant qui a échappé un seau d'eau, d'autres fois, c'est la même, mais la gaffe n'en est plus une et c'est assez récurent dans ce que les gens appellent le centre-ville, qui ne représente pas plus que des bâtiments un peu plus solides, peinturlurés avec des couleurs pastel qui commencent à très sérieusement c'écailler après toutes ces années et des magasins. Beaucoup de magasins. Enfin, pour nous Notre village fait à peine un kilomètre carré, pourtant qu'en je m'y promène, je peux sentir mille odeurs, ressentir mille textures et voir mille couleurs. Les murs, les rares fleurs, le restaurant, le magasin de sucreries. Toutes des sensations dont une ne pourra jamais me passer. Ce n'est pas ma destination. Je continue sur le chemin et j'arrive enfin à l'endroit où le chemin est serré par les deux murs de piètre orangée. La même couleur que le sable. Je traverse ce petit chemin et je me retrouve devant la falaise. Jamais je n'aurais cru être aussi heureux et triste à la fois. Devant moi se présente l'une des plus belles visions dont un humain peut faire. Après la falaise, un monde désertique se dresse comme un paysage sans vie et dans fin. Quelques autres grands piliers de roches sont là, mais aucun n'est aussi gros, aussi chargé et aussi beau que le nôtre. De plus, il est impossible d'y grimper. Pour nous, les ancêtres ont inventé un système d'ascenseur manuel aussi fiable que les camions qu'il peut transporter. De cette hauteur. Il est possible de voir tous les courants d'air qui soulèvent des nuages de poussière. Ce n'est pas ce que je regarde. Je la regarde. Elle. Elle est assise sur le rebord de la falaise, laissant balancer ses pieds dans le vide. Ses cheveux roux flamboyants sont soulevés par le vent. Emportés comme s'ils voulaient partir à tout jamais. Je les ai toujours trouvés magnifiques. Comme le crépuscule. Des flammes qui s'animent à la moindre bourrasque. Ils sont soyeux et encore magnifiques. Comme dans mon rêve de ce matin, elle porte une robe blanche et soyeuse qui semble elle aussi vouloir partir dans le vent. Elle sait que je suis là. Elle se lève, fais quelques pas vers moi et se retrouve à ma hauteur.
- Alors c'est vrai, tu pars avec le camion de ce matin ?
- Je le dois bien à ma mère...
- Et moi ?
Je le vois dans son visage. Une larme roule sur sa peau douce et coule jusqu'à sa robe.
- Tu as encore le choix, tu peux revenir en arrière, tu peux annuler son billet. Par pitié, je n'ai rien sans toi.
Elle s'approche encore de moi. Quand elle est près, elle étend ses bras, les pose sur mon coup et me prend dans ses bras de toutes ses forces. Je sens son corps tressaillir. Elle pleure. Elle desserre son étreinte et je vois son visage couvert de larmes.
- Je te connais depuis trop longtemps pour te quitte. Je t'aime !
Je ne peux pas m'y résoudre. Quand je l'ai rencontrée, je me suis promis de ne jamais la quitter et je vais tenir cette promesse coûte que coûte.
- Je reste.
Son visage s'illumine. Ses traits changent, deviennent celle que je connais. Elle sourit comme jamais je ne l'ai vu sourire. Elle pleure de joie dans mes bras.
- Jamais je ne me séparerai de toi.
Ses lèvres se posent sur les miennes. Elles sont douces, je suis enivré par son odeur et je ne voudrais que jamais ce moment s'arrête. C'est décidé, je ne quitterai jamais ce village, peu importe la guerre, peu importe ce qui peut m'arriver, peu importe si l'armée me réveille à six heures du matin pour me caler une balle dans le corps, je sais que je vais être resté jusqu'à ma dernière seconde de vie. Je sais que si je n'y vais pas maintenant, je ne pourrai plus jamais partir, je sais que je n'aurai jamais l'argent pour faire ce voyage que mes parents veulent à tout prix. Elle n'a pas cette chance. Personne pour la ramener. Alors quoi qu'il arrive, je resterai avec elle, même si c'est mon arrêt de mort.

/L0VE HAS LEFT THE CHATOù les histoires vivent. Découvrez maintenant