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Je ne crois pas que voir les fantômes serve à achever une quelconque tâche divine. Je ne crois pas non plus que ce soit une compensation pour la douleur de vivre. J'envisage pourtant l'idée que ce soit notre petit secret à nous, les Ravagés. Ceux qui voient les fantômes sont ravagés. Ils ont ce côté dramatiquement beau de la résilience, ce « j'en ai chié hier pour être là aujourd'hui, et j'en chie chaque jour pour tenir jusqu'au lendemain, mais je vais continuer. Parce que c'est ainsi. » Ils ont ce petit sourire d'ironie désolée, ces yeux qui hurlent l'incertitude d'être là demain tandis qu'on se met d'accord sur un rendez-vous. Encore un euro dans la boîte à paradoxes. Qu'est ce que j'aime ces gens. Nos fantômes se font signe comme les chauffeurs de bus quand on se croise. Enfin, c'est pas un signe type « coucou !!! » avec la main – vu qu'ils n'en ont pas - , c'est une sorte d'onde qui émane de l'un et l'autre pour se heurter à mi-chemin. Vé dit qu'ils s'envoient des parcelles énergétiques, et que ça leur ouvre une vue sur la vie de l'autre. En gros, mon fantôme montre ma vie à tous les fantômes qu'on croise. Ca fait relativiser je trouve. C'est pas si grave que les gens derrière moi dans le métro voient un boulard sur mon fil Instagram au final. Certains fantômes de cette ville m'ont vu me pisser sur le ventre !

Je l'ai pas vraiment fais volontairement, y'avait de la thune en jeu.

Revenons aux fantômes.

J'ai dis plus tôt que les Person partent des pieds. En réalité, c'est un poil plus complexe que ça.

Pour invoquer une Person, c'est-à-dire l'inviter à se "matérialiser" dans notre monde, il faut déjà être né avec une Double Ame, une âme qui est sortie du cycle des réincarnations pour vivre une vie de mortel, sans la vivre. Lorsque l'âme en trop, la Person, est en sommeil, elle est spectatrice. Elle dispose des mêmes informations que son hôte, vit les mêmes choses, et elle peut même décider de recevoir ou non les données sensorielles. La Person a conscience du monde au-Dessus, des Anges, de la possibilité d'élever son âme. Elle a également conscience de ses vies antérieures, de la routine administrative des réincarnations, en bref, de tout ce que son âme a vécu. On doit alors, sachant cela, s'interroger sérieusement sur les raisons de leur choix. Pourquoi revenir encore sur Terre alors qu'on a été des milliers de personnes différentes ? Pourquoi ne pas se lancer dans l'Angélisme ? Pourquoi revenir si on n'est pas même en capacité de maîtriser son corps ? Quel intérêt ?

Je me suis posé les mêmes questions. J'ai pensé que Vé était vraiment, mais genre vraiment très con. Ca l'a fait rire, et il m'a donné sa vision des choses. Après en avoir fini avec le monde matériel, il a eu droit à une présentation Powerpoint sur le Royaume des Anges, et une autre sur Phantasmatis (le monde des fantômes) et la Fantasmagonie, la création de fantômes. On leur a expliqué, à lui et son groupe d'âmes mâtures, qu'ils pouvaient devenir des Anges, des êtres immatériels faits d'amour et de lumière, pour guider des mortels au cours de leurs multiples vies. On leur a aussi expliqué, à lui et ses compères, qu'ils pouvaient devenir des Person, des fantômes faits de pleurs et de peine, pour accompagner un mortel au cours de sa vie. On leur a appris qu'ils n'atteindraient peut-être pas ce stade spectral, qu'ils resteraient peut-être en sommeil tout au long de leur vie. On les a rassurés en leur expliquant qu'une fois en éveil, ils ne pourraient plus retourner à l'hibernation. Ils devraient alors attendre la mort de l'hôte pour retourner au dilemme premier : Ange ou Ectoplasme. Et puis au bout d'un moment, accéder au Royaume des Anges. Vé s'est dit qu'il était pas encore prêt à se passer d'un corps à habiter. Ca se tient. Je pense qu'il n'a pas osé ajouter qu'il avait besoin de plus de temps pour faire sa propre connaissance et visiter son moi.

Ca se passe comme ça pour les Person, mais l'après-vie a une autre gueule pour les autres castes. Une gueule sacrément différente même. C'est parce qu'ils refusent leur mort. Un full déni. Les Spectateurs restent transis dans le choc. L'équivalent vivant de cet état serait la mort cérébrale. Les Acteurs refusent de partir pour X ou Y raison : une mort injuste, trop violente, des trucs à finir ici ou ailleurs... Vraiment, l'archétype cinématographique. Les Nomades, eux, sont des bêtes têtues qui refusent de quitter ce monde tant qu'ils n'auront pas répondu à toutes les questions qu'ils se posent. Des scientifiques, des philosophes, mais pas que. Des pères de famille qui cherchent à comprendre la plomberie de leur évier, des enfants qui se demandent pourquoi le ciel est bleu, en gros, toutes les âmes en questionnement assez bornées pour refuser le passage vers l'au-Dessus. Le déni est le moteur de nombreux évènements...

Malgré les différences entre ces tribus spectrales, une nation s'est créée. Une sorte de peuple libre, sans contrainte matérielle, sans souci économique, sans problème de faim ni de maladie. Un peuple auto-satisfait en fait : sans besoin de consommation, pas de galère de production. Puis quand on est mort, faut quand même s'avouer que les objectifs qu'on se fixe sont pas mal réduits. Les fantômes se rejoignent au Cimetière – du moins, ceux qui sont en capacité de s'y rendre. Leurs préoccupations principales sont au nombre de deux : échanger sur les actualités et s'occuper de la gestion des Fleurs. Le Cimetière est une ville fantôme grouillante d'activité, pleine de commères et de chamailleries, de petits gestes et de scandales. Comme dans la vraie vie en fait. Sûrement parce que c'était des vrais humains.

Enfin bref. C'est à peu près tout ce que je sais sur l'au-Dessus, du moins ce qui me vient en tête pour le moment. J'vous ferai peut-être un glossaire à la fin du livre quand même, ça pourrait vous aider. Quand on découvre un monde, on met du temps à s'acclimater, et le jargon rentre pas facilement. Vous inquiétez pas, ça ira mieux dans une dizaine de pages. Fin j'espère. J'écris pas ça pour l'amour de décrire le monde des Morts, j'écris ça pour vous faire prendre conscience qu'il y a des gens parmi vous qui voient les fantômes. Peut-être que toi qui me lis, tu les vois. Peut-être que dans 5 ans, tu les verras. Ou peut-être que tu ne les verras jamais, et que j'ai juste l'air d'un allumé. Ah, AL-lumé. Al, c'est moi. J'me présente, en-chantier, j'm'appelle-teuse ! Nan j'déconne. Mais imagine quand même.

Allez, j'arrête. Moi c'est Al, bibliothécaire de 24 ans le jour, Robin des bois cémétérial la nuit. Je vole des fleurs aux Honorés* pour les donner aux Laissés pour Morts*. Puis après je rentre chez moi, je me branle et je dors, comme tout le monde. Rituel vieux comme le monde qui résiste à l'usure. Comme la croyance en l'après-vie ! Ma vie n'est pas bien épicée, si ce n'est que quelques centaines d'ectoplasmes entrent dans mon champ de vision tous les jours. Rien de bien spécial, vous en conviendrez. Mais ça fait passer le temps ! Tenez, l'autre jour, une habituée de la bibliothèque où je bosse a fait tomber son téléphone. Sale chute, le bidule s'est fissuré. Forcément, deuil de son écran impeccable, petit fantôme qui apparaît. Sauf qu'au lieu de disparaître dans les 5 minutes, signe que sa « créatrice » a fait son deuil, le bébé spectre se balade autour d'elle, contemplant, désolé, le spectacle triste de sa naissance. Ils étaient toujours là, lui et son regard larmoyant, lorsque la demoiselle a fait glisser les livres à emprunter vers moi. Toujours là quand le bip de mon scanner a rompu le silence. Il n'a pas esquissé un geste pendant qu'elle rangeait les livres dans son sac bleu. Et il l'a regardée partir tandis qu'il restait sur place. Sur les lieux de sa naissance.

Pis là Vé l'a mangé. Il a sorti ses dents ectoplasmiques et il l'a graille devant moi. En une bouchée. Propre.

Ca m'a troublé. Puis Vé m'a expliqué qu'il avait faim. Alors j'ai dis ok. Dans tous les cas, ce fantôme n'aurait pas eu sa place à la bibliothèque. Il aurait été rejeté par les autres fantômes, nés du deuil des lecteurs qui finissent leur livre. Quand on nait de la technologie, on est forcément discriminé dans une bibliothèque.

GhostOù les histoires vivent. Découvrez maintenant