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Je vais au cimetière la nuit même, m'occuper des Laissés pour Morts. Ce sont les tombes non fleuries, détruites, seules et mélancoliques. Les tombes qui font pleurer les morts. Pour aider les fantômes, je vole des fleurs aux tombes les plus fournies et les offre aux tombes tristes. Ca les aide à aller un peu mieux. Avant que j'arrive, les Acteurs, ceux avec la meilleure mainmise sur le monde matériel, réussissaient à déplacer un pot en un peu plus d'une semaine, et ça leur demandait un effort de dingue. Maintenant, en une soirée, je rends le sourire à plusieurs dizaines d'ectoplasmes oubliés. Je fais ça une poignée de fois dans le mois, avec toujours ce sentiment merveilleux d'améliorer le monde. Ces moments au Cimetière comptent parmi les plus surréels de ma vie. Quand j'arrive, Vé le signale au fantôme en charge de la gestion des fleurs. On discute un peu, puis le gestionnaire transmet à Vé les emplacements des tombes les plus tristes, et ceux des tombes les mieux fournies. Il nous indique aussi les tombes des nouveaux arrivants, qui sont majoritairement très très chargées de fleurs, mais qu'on évite de piller, par respect du deuil des proches. Ca fout toujours un coup de voir ses fleurs disparaître, mais encore plus quand la mort est récente. De là, Vé me guide et je navigue pendant une heure ou deux entre les tombes. Le labyrinthe grouille de morts, c'est apaisant. Ca fait le même effet que d'être dans un banc de dauphins qui ronronnent. Enfin, j'ai jamais été dans un banc de dauphins qui ronronnent. Mais je suis sûr que ça fait le même effet. Enfin, sauf si vous avez peur des dauphins ou des ronrons. Ou de l'eau. Moi je trouve ça doux, comme un retour dans le ventre maternel. La chaleur, la fusion, la sécurité. Les dauphins.

J'ai tout le temps le sentiment de marcher de travers. De tanguer à droite à gauche, d'être maladroit. Mais quand je suis parmi tous ces fantômes, je trouve mon équilibre, entre les dalles mortuaires du cimetière à côté de chez moi. Et même si c'est pas très conventionnel, ça me plaît. Les fantômes sont des super compagnons de route. Et puis surtout, c'est pas une espèce du genre à s'éteindre. Même si j'étais seul sur Terre, j'aurais toujours mes fantômes comme souvenirs de mes deuils, et comme acolytes. Et si mes fantômes disparaissent, le deuil que j'en ferais invoquerait d'autres ectoplasmes. On n'est jamais seul, notez le quelque part.On a toujours ses fantômes.

Je passe 1h et 46 minutes au Cimetière avant de rentrer chez moi, vers 1h du matin. Je croise des gens un peu alcoolisés, pis des jeunes qui fument sur un muret, puis quelques chats aussi, et ils sont tous gris. Quelques Spectateurs ici et là. Deux types en train de niquer dans une ruelle. Des lampadaires grésillants, et des voitures fatiguées conduites par des citoyens las, et deux ou trois prostituées. J'attends mon dealer devant le vieux théâtre, celui qui s'est effondré en pleine représentation. Beaucoup de Spectateurs continuent de fixer la scène transformée en tas de gravats. Je me demande si ils connaissent la fin de la pièce qu'ils étaient venus voir. Ca doit être tragique de phaser éternellement sur la même scène de théâtre sans jamais connaître la fin de l'histoire. Le dealer arrive au moment où j'envisage le suicide pour éviter de devenir un Spectateur. En prévoyant sa mort, on n'est pas surpris quand elle arrive, et on finit pas Spectateur de la vacuité. Vé me secoue, et un frisson chaud parcoure mon échine. Je me damnerais pour avoir la capacité de ressentir un frisson chaud sur commande. Le type me salue.

« Wesh ça va ?

– Ouais et toi ?

– La même, il te faut combien ? »

Je lui demande un 20, paye ma weed et puis m'en vais. Je rentre chez moi, nourris Roger, le chat, roule un joint, me branle et vais au lit. La vie est belle et la Lune est pleine. Je me perds à travers la fenêtre et fonce dans le ciel. J'observe les âmes monter. Celles qui partent pour le cycle des réincarnations. On dirait qu'il pleut des étoiles. Je m'endors dans le firmament et me réveille la tête dans le cul.

Samedi, métro boulot dodo. Le dimanche, je m'ajoute à un enterrement. Lundi, je suis plein d'énergie, je me motive et réorganise la réserve. Je donne naissance à beaucoup de fantômes face au spectacle désolé de livres qui ont pris l'eau. Un ou deux me suivent quand je rentre, mais la majorité reste sur les lieux du crime. Ca me rend amer, puis ça va mieux. Je passe la journée dans un brouillard mélancolique. Les fantômes hululent quand je passe, chœur admirable de ma morosité. Je rentre chez moi, nourris Roger le chat , roule un joint, me branle et vais au lit. Ad vitam æternam. Bel exemple de la cyclicité de l'existence !

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⏰ Dernière mise à jour : May 22, 2021 ⏰

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