Chapitre 1

40 8 17
                                    

Orion se réveilla en sursaut d'un sommeil léger. Il se frotta énergiquement les yeux avec ses manches, laissant sur son uniforme beige des traces humides.

— Merde.

Il jeta un regard consterné à la tâche de bave sur le livre de physique–chimie négligemment posé sur la table de travail, qui lui avait servi d'oreiller. Il frotta quelques secondes la page avant de fermer le bouquin d'un claquement, décidant d'ignorer le saccage qu'il avait fait au chapitre sur l'oxydoréduction. Ce n'est qu'en s'étirant et en baillant à s'en décrocher la mâchoire qu'il remarqua la nuit dehors.

Face à lui, les immenses baies vitrées de la bibliothèque de l'université offraient une vue inégalée sur le campus ; on pouvait embrasser d'un coup d'œil le terrain de basket, la vaste pelouse humide de rosée et au–delà, les bâtiments rectangulaires des dortoirs. Les lumières de nombreuses chambres étaient encore allumées, et des ombres passaient parfois devant les vitres. Orion souffla ; le couvre–feu n'était pas encore tombé. Il fallait quand même qu'il se dépêche de rejoindre sa chambre, sous peine de graves sanctions. Ce n'était pas le moment de compromettre sa réputation de bon élève : il ne lui restait qu'un an à faire ici.

Il mit avec des gestes fébriles les livres et les feuilles emplies de formules chimiques dans son sac à dos, milles fois déchiré et milles fois rapiécé. Il le balança sur son dos, et se dirigea vers la sortie à grandes enjambées à travers les rayons de livres. Il nota que de plus en plus d'étagères se vidaient, notamment les rayons sur la fiction et l'histoire. Le jeune homme haussa ses épaules, et son sac bondit dans son dos ; il n'avait jamais aimé les livres qui n'étaient pas strictement vrais. Et on lui avait toujours dit qu'on pouvait faire dire ce qu'on voulait à l'histoire, que le passé n'avait aucune importance. Aussi il dépassa sans un regard les rayonnages sinistres.

Orion aurait dû prendre à droite et sortir, courir se réfugier dans sa chambre. Mais, rêveur, il alla tout droit, vers les longs couloirs bordés de casiers et de portes menant aux salles de classe. Après tout, un petit détour n'allait pas le tuer. Et il n'avait jamais vu son université aussi calme. Il fut surpris de la pénombre dans les couloirs ; aucune fenêtre ne faisait entrer la froide clarté lunaire. Seuls les panneaux issus de secours, scintillant de vert, et les alarmes incendie, rouge, éclairaient d'une chiche lumière le couloir. Vide, il paraissait grand comme un boulevard. Assommé de sommeil et de l'étrangeté d'une université endormie, Orion glissait sans bruit sur le sol qu'il avait foulé mille fois. Il laissa ses longs doigts fins courir sur les portes des casiers, toutes identiques si ce n'est la petite plaque indiquant leur numéro. Il s'arrêta sur le n°33 ; il appartenait à Andrée. Un instant, le visage de la jeune étudiante flotta devant ses yeux avant de s'évanouir d'un coup.

Un bruit venait de le tirer de sa rêverie. Enfin un bruit... une drôle de vibration. Ou plutôt plusieurs sons d'affilées, qui s'enchaînaient harmonieusement. Mécaniquement, le jeune homme se mit à suivre les échos qui lui parvenaient. Ses instincts, qui l'auraient normalement poussé à partir et à dénoncer ce qu'il avait entendu, étaient anesthésiés. Il mit une poignée de secondes à trouver le nom du phénomène qu'il entendait : de la musique. Cela faisait si longtemps qu'il n'en avait pas entendu que son cerveau l'avait banni de son être.

Les sons étaient graves, feutrés, accompagnés de percussions plus claires. Au fur et à mesure qu'il s'approchait, tâtonnant toujours dans une obscurité rendue psychédélique par les lumières colorées, il entendit des voix chanter. Des... chœurs. Oui c'est ça. Il tourna et poussa une porte vers un nouveau couloir qui étendit devant lui son long ruban sombre.

Presque entièrement sombre. À une distance qui lui semblait à la fois petite et immensément grande, une bande de lumière léchait le sol carrelé. Une porte de classe était ouverte. À côté de la bande, des raies de lumières filtraient aussi, à travers les persiennes. Orion s'y dirigea, son pas soudain raide, un pli se dessinant entre ses sourcils fins. Il se plaqua contre les casiers qui bordaient la porte ouverte. Il remarqua que c'était une classe de littérature ancienne – une matière qui n'était qu'à peine tolérée aujourd'hui – se pencha et jeta un coup d'œil.

Les rêveursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant