1. Visite Imprévue

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Aujourd'hui

Joshua Pearl sirotait sa tisane au-dessus d'un gros livre poussiéreux qui lui prenait toute son attention. La chaise de bois sur laquelle était assis, dans la salle à manger, avait un dossier raide qui lui donnait souvent des maux de dos, mais il n'y prêtait pas attention, trop absorbé par sa lecture.

A cet instant, le vieil homme frémit et écarquilla les yeux, brusquement conscient d'une présence dans son dos. Il se leva d'un geste vif et fit volte-face, manquant de renverser la chaise au passage. Bien que ce qu'il découvrit fusse une vision saisissante pour n'importe quel homme, il ne se départit pas de son calme. Ce n'était en effet rien d'inhabituel.

Une très belle femme d'une trentaine d'années le regardait paisiblement dans une longue chemise de nuit blanche, sa chevelure brune coiffée d'une frange entourant son visage comme un halo en ondulant sans qu'il y eut le moindre courant d'air, ses pieds flottant dix centimètres au-dessus du sol. Tout son corps semblait enveloppé dans une sorte de brume, qui brouillait la limite entre ses traits et le décor derrière elle. La lumière traversait ce corps immatériel.

Navrée d'interrompre votre lecture, lança l'apparition, mais ce que j'ai à vous dire ne peut pas attendre.

— Allez-y, répondit gravement Pearl, une main posée sur le dossier de la chaise.

Vous êtes le seul chasseur d'ombres à des dizaines de kilomètres à la ronde. J'ai entendu dire que vous excelliez dans votre art. Je viens requérir votre aide car ma fille est en danger, en grand danger.

— Dites-moi, fit le vieil homme, les sourcils froncés. Que se passe-t-il ?

Sa fille était-elle seulement toujours en vie ? Beaucoup de spectres restaient prisonniers d'un passé qui n'avait plus rien à voir avec la situation présente. La petite pouvait très bien être enterrée depuis des années.

Jane a fugué. Elle a fui notre domicile, et des gens malintentionnés sont à sa recherche. Il faut absolument que vous la trouviez avant eux. Ils ne sont plus très loin.

Pearl se gratta la barbe d'un air songeur.

— Il me suffit d'appeler la Police, déclara-t-il. Ils s'en chargeront. C'est leur travail, pas le mien. Ils ont bien plus d'expérience que moi dans la recherche de jeunes filles en pleine fugue. Ils la retrouveront plus vite que je le pourrais et la mettront en sécurité.

Vous ne savez pas tout, répliqua la femme. Jane est l'une d'entre vous. Mais elle n'a jamais été formée. Si personne ne se charge de son éducation, elle basculera du mauvais côté, ça ne fait aucun doute. Comme tous les autres jeunes avant elle, livrés à eux-mêmes, qui sont devenus des marginaux, errant sans but, sans savoir quoi faire de ces dons, qui à eux seuls ne sont qu'une malédiction, avant que les forces du mal ne les trouvent en premier. Vous êtes un homme bon, monsieur Pearl. Je vous en prie, vous devez m'aider. Jane a besoin de vous plus que de quiconque.

La mâchoire du vieil homme faillit se décrocher.

— Vous voulez dire que votre fille a les dons des médiums ?

Exactement. C'est pour cela que vous, et vous seul, devez la trouver. Mais je vous demande aussi de la former à votre métier. Vous savez comme moi à quel point il est crucial de la prendre en charge.

Pearl acquiesça gravement.

— Où est-elle ?

Elle s'est réfugiée dans la forêt de Sherlton, où elle se cache depuis plus d'un an.

— Vous êtes sûre de vous ?

Oui. Je sais ce que vous pensez. Mais contrairement à beaucoup de mes semblables, j'ai encore toute ma tête. Je suis revenue pour régler les problèmes restés en suspens lorsque j'ai été arrachée à ce monde. C'est la seule raison pour laquelle je ne suis pas restée là-bas.

Pearl choisit de lui faire confiance. De toute façon, il verrait bien si tout ça était vrai ou non. Il ne pouvait pas courir le risque de laisser une jeune médium à ses dépends alors qu'il aurait pu la sauver.

— Très bien. Pouvez-vous m'indiquer précisément le chemin jusqu'à elle ?

Il marcha jusqu'à l'entrée de la demeure tout en parlant et empoigna sa veste et son chapeau au porte-manteau. Il se figea tout-à-coup. La vision du hall d'entrée s'était effacée à ses yeux. A la place de la porte de bois et du papier-peint beige, Pearl voyait à présent des images forestières : un sol recouvert d'un tapis de feuilles mortes jaunes et orangées, un chemin étroit qui serpentait sous le feuillage de grands érables qui masquaient le soleil, une cabane miteuse suintante d'humidité qui tombait en ruine. Puis le chasseur d'ombres fut arraché à ces visions, aussi brutalement qu'il y avait été plongé. Il dut s'appuyer contre le mur pour ne pas tituber.

Bonne chance. J'ai foi en vous, monsieur Pearl. Nous nous reverrons.

— Mais qui êtes-vous ? s'exclama Pearl en se retournant.

Trop tard. L'apparition était déjà partie en fumée, l'abandonnant à ses doutes et à ses inquiétudes.

Memento MoriOù les histoires vivent. Découvrez maintenant