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«Tu l'aurais entendu ce soir-là, t'aurais toi-même pensé que t'étais mort !»

Je n'ai plus aucune notion du temps.
Depuis combien de temps je me trouve ici, assis à l'avant d'une voiture n'étant pas la mienne, fixant le pare-brise comme s'il allait se décrocher si je le quittais des yeux ne serait-ce qu'une seconde, en compagnie de mes frères dont l'un se veut moins brillant, plus sérieux qu'il peut l'être lorsque tout va bien ? Combien de jours, de semaines sont passées depuis la plus belle nuit de ma vie, auprès du Paradis que personne ne considère, duquel tout le monde cherche à m'éloigner, même nuit où j'ai causé du soucis à mon père et ces deux garçons ? Je ne me souviens de pas grand-chose, seulement des sensations, des néons, de son corps au-dessus du mien et de la texture de son pull, seulement de mes grands bras fatigués et des siens plus forts, serrant ma tête contre son cœur ; il ne dit rien aujourd'hui, se contente de conduire vers je ne sais où, il nous a dit qu'il voulait qu'on aille s'amuser, les autres voitures défilent ou s'arrêtent brutalement, le passager arrière ne manque pas de lancer des réflexions inutiles dès qu'il en a l'occasion puisqu'il sent bien la tension surplombant nos trois âmes. Je ne me souviens pas du jour où Marco m'a dit qu'il avait une copine mais elle est là, à l'arrière elle aussi, vêtue d'une longue robe noir en tulle ainsi que de gants dentelés pour agrémenter la tenue, ses cheveux blonds attachés en une demi-queue de cheval et son visage naturel, souriant bêtement, assurément gênée par la présence de trois hommes dont deux qu'elle ne connaît que de nom : Saghir et Achille, les princes de la ville dont l'un est assurément en colère contre l'autre, vont-ils se séparer ?

«Arrête de tout le temps ressasser cette histoire, on s'en fout. Toi là, lance-t-il à la fille à travers le rétroviseur, c'est quoi ton prénom déjà ?»

Je ne m'en souviens pas non plus, Marco fronce les sourcils tandis que je m'empêche de rire ; Saghir paraît si sérieux, elle baisse les yeux, j'imagine intimidée avant de se tourner vers l'allemand puis vers sa vitre.

«–Chiara.
–Ah, comme tout le monde quoi. T'es italienne ?»

Ce n'est pas son genre d'être aussi sec et je sais que c'est à cause de moi, j'aimerais le forcer à rire, à sourire et à dire n'importe quoi mais il m'en voudrait davantage et de le voir comme ça me rend plus mal encore que je ne l'étais déjà. Saghir est censé courir après la vie, pas rester si morne et je voudrais lui dire tout de suite, faire n'importe quoi pour qu'il réagisse quitte à ce qu'il me tabasse pour qu'au moins, je le sente vivre comme il le devrait !

«–Non, russe...
–Ah ouais, cool.»

Marco me tapote l'épaule pour m'interpeller tout en me demandant d'un regard ce qu'il arrive à notre ami : je hausse les épaules, son comportement est tellement inhabituel ! Je me dois d'intervenir, faire quelque chose pour qu'il se réveille, pour retrouver le Saghir que l'on connaît et avec qui j'ai tout vu, tout vécu, le Saghir qui me forçait à le suivre pour me faire rire, celui qui trouve n'importe quelle occasion pour faire ce qui lui plaît même s'il n'entreprend jamais les bons choix, celui qui se fiche d'être mal perçu tant qu'il fait ce qu'il aime, tant qu'il vit tel qu'il l'entend ! Je le vois là, juste à côté de moi, à saisir le levier de vitesse jusqu'à manquer de l'arracher, mettre de violents coups de volant sans raison, à freiner trop fort, à manquer d'écraser des piétons, il est en colère et Saghir en colère n'est pas si beau à voir, il a les sourcils droits, le regard fixe, se tourne seulement vers ses rétroviseurs et m'ignore complètement, d'habitude il n'omet pas de me sourire ou de me dire une phrase, un mot, parfois même il pose sa main sur ma cuisse pour faire peur à Marco, il paraît si loin, je veux retrouver celui qui rit, celui qui parle tellement qu'on n'arrive même pas à le suivre, celui qui vit réellement ! Je soupire, me tourne un instant vers l'arrière puis vers le conducteur, il ne me remarque pas, je ne voulais pas avoir cette discussion devant Marco et sa copine mais je n'ai pas le temps de faire des manières, je me dois de lui parler maintenant.

DANS LES PLEURS ET LE SANGOù les histoires vivent. Découvrez maintenant