Scène 5

24 3 5
                                    

ZACHARY FROST – BOULANGER – VIEILLE DAME


NARRATEUR. – L'assistant de direction pousse la porte de la boulangerie, presque déserte malgré sa renommée. La vieille dame, poussée par Minefields, s'y trouve, faisant la queue derrière un homme.

*

ZACHARY FROST, s'impatientant, suivant du regard l'homme. – Vous avez fini de choisir... ? Oui, oui, au revoir, monsieur !

(L'homme paie et s'en va, levant les yeux au ciel. Il passe sans vergogne devant la vieille dame.)

VIEILLE DAME, s'insurgeant face à l'assistant. – Ah, ces jeunes, aujourd'hui ! Non mais pour qui vous vous prenez ? Tous les mêmes, tous les mêmes !

ZACHARY FROST. – Vous avez bien le temps, vous devez être retraitée avec toutes ces rides... Moi, je n'en ai pas, voyez-vous.

(Il s'avance tout de même vers le boulanger exorbité.)

VIEILLE DAME. – Pas le temps, pas le temps... Ce n'est pas une excuse valable pour me prendre la place !

ZACHARY FROST, caricatural. – Ah, ces vieux, aujourd'hui ! Tous les mêmes, à radoter toute la journée !

VIEILLE DAME. – On croirait rêver ! Si je vous avais doublé vous, vous n'en seriez pas resté là ! Faut pas pousser mémé dans les orties !

ZACHARY FROST, fustigateur. – « Avec des si on referait le monde », comme vous dites depuis des siècles, vous et vos amis séniles et délirants ! Vous ne m'avez pas doublé, mémé, donc pourquoi se plaindre ?

VIEILLE DAME. – Séniles, séniles, et vous, imbéciles et irrespectueux !

BOULANGER, mal à l'aise. – Voyons, messieurs dames, ne vous bagarrez pas, je vous en prie... Un peu de retenue...

VIEILLE DAME, perdant son sang-froid. – De retenue ? DE RETENUE ? Dites-le donc à cet idiot ! C'est l'hôpital qui se fout de la charité !

ZACHARY FROST, avec un sourire faux. – Je vous renvoie le compliment.

BOULANGER, désemparé. – Monsieur, enfin...

ZACHARY FROST, exaspéré. – Mais vous, taisez-vous !

VIEILLE DAME, hors d'elle. – Je vais lui expliquer le respect, au monsieur ! Ma journée commençait très bien, j'appréciais le beau temps, chose rare parmi les nouvelles générations, si pressées, si égocentrées... Et, vlan ! (Elle fait claquer soudainement ses doigts.) On me percute ! Une belle femme, la trentaine, d'ailleurs, quel dommage que l'esprit ne suive pas...

ZACHARY FROST. – Franchement, je...

VIEILLE DAME. – Taisez-vous ! Elle m'a enguirlandé sauvagement, l'accusant de l'avoir poussée. Que voudriez-vous que je lui dise ? Que je l'insulte, comme vous ? Que je la tape, peut-être ? NON ! Parce qu'on m'a inculqué le respect !

ZACHARY FROST. – Et c'est vous qui allez me l'enseigner, peut-être ?

VIEILLE DAME, faisant des gestes énervés de la main. – Pourquoi pas après tout, hein ? Sinon, qui vous l'apprendra, si vous transmettez votre agressivité à vos progénitures ? (Elle soupire.) Je m'en suis allée, la laissant en plan, seule avec son impolitesse monumentale !

ZACHARY FROST. – Et alors ?

VIEILLE DAME. – Et alors ?! Pourquoi aurais-je dû m'excuser ? Seulement parce que c'est une businesswoman célèbre qui fait les couvertures des magazines et les unes des journaux financiers ? La Minefields, c'est une femme comme une autre ! Je ne vais pas lui dérouler le tapis rouge !

ZACHARY FROST, éclate de rire. – Karen Minefields ! Vous êtes tombée sur un cas, c'est certain !

VIEILLE DAME, hors de ses gonds. – Vous croyez que vous êtes mieux qu'elle ?! Vous devriez finir ensemble, ça ferait un beau couple de cons !

(Alors que l'assistant lui lance un regard noir, elle le bouscule, pose un billet sur le comptoir, arrache un paquet des mains du boulanger, et sort en claquant la porte.)

ZACHARY FROST, se sentant insulté. – Vieille folle, va ! Cours rejoindre ta maison de retraite, oui !

(Un silence plane dans la boutique.)

BOULANGER, gêné. – Monsieur désire... ?

ZACHARY FROST, toujours caricatural, se retournant vivement. – Monsieur désire un bagnat !

BOULANGER. – Je suis désolé, madame a pris le dernier à l'instant.

ZACHARY FROST, hurlant. – Mais mettez-moi ce que vous avez, merde !

BOULANGER, soupirant. – Il doit me rester un sandwich au thon.

ZACHARY FROST, avec un rictus. – Parfait, c'est immonde ! Elle va a-do-rer, c'est certain !

(L'assistant prépare son portefeuille, tandis que le boulanger empaquette son sandwich.)

BOULANGER. – Cinq dollars, s'il vous plaît.

ZACHARY FROST. – Cinq dollars ?! Mais c'est du vol pour des immondices pareils !

BOULANGER. – Monsieur, je...

ZACHARY FROST. – Vous n'avez pas honte, enfin ? Arnaquer les Newyorkais en vendant si cher des produits qui ne valent pas un seul dollar ? Je viens dans une boulangerie, pas dans un fastfood !

BOULANGER. – Écoutez, monsieur, vous...

ZACHARY FROST, condescendant, lançant nonchalamment un billet sur le comptoir. – Tenez, prenez ! Je ne suis plus à ça près, aujourd'hui !

(Il se saisit du sandwich et s'en va sans un au revoir.)

BOULANGER, suivant sa sortie du regard. – Et moi donc...

La Colère Humaine - Pièce de théâtreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant