In Daemon Cornibus

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Allister était fasciné par son propre reflet dans le miroir. Il était plongé dans le bleu de ses beaux yeux. Il admirait les traits de son joli visage. Il était comme hypnotisé par sa propre image. A chaque fois qu'il se contemplait dans la glace, il se demandait toujours ce que devenait son reflet lorsqu'il partait loin du miroir. Il lui arrivait aussi de penser qu'il n'était peut-être lui-même qu'un simple reflet... Dans ce cas-là, que deviendrait-il si la personne qu'il contemplait venait à s'éloigner du miroir ? Seul, nu et silencieux, son corps ruisselant de l'eau froide de la douche qu'il venait de prendre, il finit par pousser un très long soupir, puis enroula une serviette autour de sa taille. Habilement placée autour de ses reins. Pour laisser à vue son ventre ferme et plat. Il s'adressa un clin d'œil à lui-même dans le miroir et sortit de la salle de bain. Il traversa le séjour, dans le noir total de la nuit, trempant au passage son faux parquet. Au milieu des bouteilles de bière vides traînant sur la table basse, il attrapa un paquet de cigarettes et un briquet. Il revint alors vers sa chambre à coucher, s'appuya contre l'encadrure de la porte et alluma son poison. Elle sortit alors de sa béatitude. Allongée sur le ventre, elle tourna la tête vers lui, ses courbes à peine masquées par le léger drap blanc qu'elle portait Elle lui sourit, avant de se frotter les yeux, ce qui ne servait à rien au vu de l'obscurité dans laquelle était plongée la pièce, à peine illuminée par le réverbère extérieur, qui filtrait à travers les épais rideaux de l'unique fenêtre. Il continua de tirer sur sa cigarette sans rien dire, dans la pénombre, l'observant se relever péniblement sur son séant, fouillant d'une main le lit pour retrouver ses sous-vêtements, tenant de l'autre le drap pour ne pas découvrir sa petite poitrine qu'il venait pourtant de mordre à pleine bouche il n'y a encore pas si longtemps. Elle finit par retrouver ses bas, qu'elle enfila discrètement avant de lui réclamer aussi une cigarette. Il vint alors s'asseoir à côté d'elle sur le bord du lit et lui tendit la sienne, toujours en silence. Elle en prit une grosse bouffée, avant de déclarer avec un brin de taquinerie :
— Ca y est ? C'est le moment où tu me fous dehors ?
Il eut un léger ricanement.
— Non. Bien sûr que non. Je ne suis pas comme ça. Tu peux même rester dormir ici si tu veux.
Elle lui rendit sa cigarette et se pencha hors du lit, cherchant son jeans qui devait traîner là sur le sol.
— Non, t'en fais pas, je vais rentrer de toute façon...
— C'est comme tu veux... lui lança Allister avec nonchalance, en écrasant sa cigarette directement sur sa table de nuit.
Elle sortit alors rapidement, sa nudité n'étant visiblement plus un problème, et enfila son jean. Elle chercha du regard son haut. Allister lui indiqua qu'il était probablement sur le canapé du séjour. Tandis qu'elle quittait la pièce pour le récupérer, Allister ôta sa serviette pour enfiler un pantalon. Elle revint dans la chambre, poitrine toujours nue et jeans taille basse, et la lumière tamisée de l'appartement glissant sur sa peau lui donnait une aura mystique.
— Tu ne m'en veux pas de partir comme ça j'espère ? De façon aussi précipitée... Désolée, ce n'est pas que je ne t'apprécie pas, au contraire, mais...
D'un simple geste de la main et d'un sourire en coin, Allister lui fit comprendre que ce n'était vraiment pas grave.
— Est-ce que tu es ce genre de fille que je vais revoir ?
Elle eut un peu de mal à masquer sa surprise face à cette question.
— Ce "genre de fille" ? Pour qu'elle "genre de fille" me prends-tu exactement garçon ?
— Ca, je ne le sais pas encore ma belle, je ne te connais pas suffisamment, cependant... Quelque chose me dit que ce n'est pas la première fois que tu finis nue dans le lit d'un inconnu rencontré le soir même dans un bar...
Elle lui répondit derechef, sans hésitation :
— Et moi quelque chose me dit que je ne suis pas la première fille qui file de chez toi en pleine nuit après une bonne partie de jambes en l'air !
Il eut un léger rictus, amusé. Cette fille, cette Ludivine, était définitivement très habile au jeu de la séduction. Elle finit par enfiler son haut, puis récupéra son sac à main non sans vérifier qu'elle n'eut rien oublié. Elle enfila ses talons. Ses talons d'un magnifique bleu roi. Elle s'approcha d'Allister pour déposer sur sa joue un discret baiser, puis lui susurra au creux de l'oreille :
— Tu verras bien de toi-même quel genre de fille je suis !
Puis, satisfaite de son petit effet de scène, elle fit demi-tour et se dirigea vers la porte d'entrée, qu'elle referma derrière elle sans un bruit, laissant Allister seul, dans son petit appartement bordélique en enfumé, au milieu de la chaude nuit de l'été...

***

— Hey, attends, tu peux remettre la petite sœur s'il te plaît ?
Le serveur attrapa la pinte vide et repartit avec son plateau chargé derrière le bar.
— Ouais donc, j'vous disais, c'est pas encore le Zénith, mais ça reste assez connu localement quand même.
— L'essentiel Allister, c'est que tu joues en public, et que les gens te voient, qu'il y ai ton nom écrit quelque part.
La nuit commençait à peine à tomber, mais Allister et ses trois amis en étaient déjà à leur troisième tournée. L'apéro avait commencé tôt, et bien évidemment, ils avaient mangé sur place. Sur la terrasse de leur bar favori, l'ambiance était à la cool. Tout le charme de l'art de vivre à la française : de la promiscuité mais pas trop, des débats, de l'alcool et du fromage. La petite bande d'ami refaisait le monde, comme à leur habitude, tout en se lançant des crosses et en partageant les dernières rumeurs. Un petit quatuor uni depuis bien longtemps. Ils avaient tout vécu ensemble, et ils étaient encore là aujourd'hui, malgré le temps qui passe. Allister était particulièrement taquin ce soir-là. Il était surtout plein d'assurance, avec un moral au top. Ses amis en voulaient pour preuve la réplique cinglante qu'il venait de balancer à cette fille qui lui avait aggripé le poignet alors qu'il se rendait aux toilettes. A peine la porte refermée derrière lui que le trio restant à table ne put s'empêcher de parler de lui. Il faut dire que ça faisait longtemps qu'ils ne l'avaient pas vu, et encore moins depuis son déménagement.
— Alors les gars, vous le trouvez comment ?
Matthieu avait toujours été le plus commère des quatre, normal qu'il lance les hostilités. Dominique essuya la mousse qu'il avait sur la moustache et lui répondit :
— Bizarrement, pas trop mal. Plutôt bien même je dirais.
— J'avoue que le connaissant, renchérit Christophe, je pensais le retrouver dans un plus sale état que ça ou quoi, mais en vrai, ça va, il a l'air de tenir le coup.
— Après, désolé, là on est entre nous, mais j'veux dire ça va quoi, c'est des choses qui arrivent, c'est pas non plus...
— Ouais Matt mais tu sais... Pour Allister, ce genre de truc ça a toujours était ultra important, souviens toi, déjà au collège ou quoi il était super sensible comme gars. Donc là, forcément, j'pense pour lui, ça doit quand même être important, y doit grave mal le vivre.
Dominique était définitivement celui qui le connaissait le mieux, du moins sur un plan psychologique.
— En vrai, du coup, il en profite pour s'amuser, j'ai l'impression il relâche un peu la pression, et ça c'est bien pour lui, parce que putain, ça faisait très longtemps je l'avais pas vu comme ça, admit Matthieu.
— Ouais mais voilà, justement, j'sais pas si c'est le genre de vie qu'il aime ou si y fait semblant ou quoi... Pis ok, faire la fête, l'alcool, les filles tout ça, c'est rigolo, mais... Faudrait pas qu'il en abuse non plus quoi, si y commence à sortir tous les soirs, c'est pas non plus la solution.
Christophe, discret jusque-là, posa alors bruyamment sa chope sur la table, étouffa un rot et déclara :
— L'important pour moi, c'est que fête ou pas fête, le gars soit heureux. Et franchement, là, moi, j'le sens heureux. Seul, à deux, à dix, sobre, éclaté, j'm'en bat les couilles. Moi j'veux juste qu'il kiff sa nouvelle vie, et là, quand j'le voit se taper des barres comme ça ou tchatcher avec les nénettes, bah j'me dit que c'est le cas. C'est tout.
Les deux autres, après un temps de réflexion, finirent par acquiescer de la tête, tandis qu'Allister revenait des toilettes en s'essuyant les mains sur son pantalon.
— Bordel, y'a plus de serviettes pour les mains, fait chier !
Et alors que le serveur arriva au même moment pour lui servir une pinte d'ambrée bien fraîche, ses trois amis le dévisagèrent avec un grand sourire, ce qui le mit rapidement mal à l'aise.
— Qu'est-ce qui vous arrive les gars ? J'ai raté un truc ou quoi ?
— Nan... Rien, t'en fais pas, répondit Matthieu, presque touché.
— On est juste content que tu sois là avec nous, ajouta Christophe.
— Allez, on trinque ! déclara Dominique.
Et le quatuor d'amis de faire résonner le bruit de leurs verres s'entrechoquant, avant de repartir dans des débats qui allaient les tenir en éveil toute la soirée...

***

— Plutôt rouge ou plutôt blanc ?
— Ho alors moi, j'y connais rien, donc je te laisse choisir !
— Une femme qui choisit le vin ? C'est pas très conventionnel ça !
— Ça tombe bien, j'suis pas un garçon très conventionnel !
Pourpreline se mit alors à parcourir des yeux la carte des vins, tandis qu'Allister hésitait encore entre deux plats. Le jeune homme était, en plus de son emploi habituel, un pianiste assez talentueux. Un art qu'il pratiquait depuis son enfance et qu'il cultivait assidûment, à tel point qu'il lui arrivait parfois de proposer ses services pour habiller certaines soirée chic ou autres réceptions guindées. La jeune femme, quant à elle, avait été désignée par sa meilleure amie pour être son témoin de mariage, et en tant que telle, elle s'était sentie responsable d'en organiser une grande partie. Elle s'était dit qu'avoir un vrai pianiste lors du vin d'honneur serait un comble de raffinement, le genre de petite chose qui ferait craquer son amie, et elle avait donc pris contact avec Allister via un réseau social. Elle ne voulait pas tout faire dans la précipitation et être sûre d'engager le bon musicien, aussi avait-elle suggéré de se retrouver en amont pour parler plus précisément des attentes et exigences de chacun. Et quoi de mieux pour se connaître qu'un bon repas bien gras chez l'Italien du coin ? Et comme Allister ne disait jamais non à une pizza ou à une discussion avec des inconnus, il n'y avait aucune raison de refuser cette proposition. Tandis que les entrées arrivaient à table, ils se mirent sans tarder à parler planning et ambiance musicale. L'échange était très sympa, plutôt fluide et animé. Tous deux se comprenaient rapidement, le courant passait bien, et surtout ils avaient autant d'humour l'un que l'autre. Lorsque le serveur vint débarrasser leurs assiettes vides à la fin du repas, le jeune homme reçut un message sur son téléphone, posé sur la table. Ceci eut pour effet d'allumer son écran, et Pourpreline ne put faire autrement que de le voir. Elle n'en crut pas ses yeux.
— C'est... Tu... Tu as l'affiche du film "Kings and Queen" comme fond d'écran sur ton portable ?
La question était sortie toute seule, sans réfléchir, et elle ne sut contenir son étonnement.
— Je... Oui, c'est bien ça oui, répondit Allister, très surpris de l'enthousiasme qui gagnait la jeune femme.
— Désolée, je suis un peu... déconcertée ! Je pensais être la seule à aimer ce film. Voir même à simplement connaître ce film.
— Tu aimes ce film aussi ? s'estomaqua Allister. C'est dingue parce que, moi quand j'en parle autour de moi, c'est pareil, personne ne connaît, ou bien ils en ont vaguement entendu parler alors que... Merde, je trouve que c'est un chef d'œuvre ce film !
— Mais oui ! Exact ! Mais c'est ce que je me tue à dire à tout le monde !
— Si les gens prenaient simplement le temps de s'y intéresser. C'est du pur génie.
— Oui, c'est vraiment un de mes films favori. Je trouve que les personnages sont si bien écrits, si bien représentés, c'est rare de voir ça dans un film récent.
— Mais c'est ça que j'adore avec ce film, c'est le fait que... Quand tu y regardes bien, c'est pas l'histoire, le parcours du héros qui compte vraiment, c'est celui de son rival en fin de compte. C'est ça qui me fascine dans ce film, c'est que si tu fais vraiment gaffe, le personnage principal est en fait le secondaire, et forcément le secondaire devient le principal, les deux se mélangent, c'est tellement habile, tellement bien mis en scène. On fait en sorte que tu te focalise sur le héros, et c'est logique en soit, mais quand tu te prends le temps de voir les événements depuis le point de vue de son ennemi, quand tu fais cet effort de prendre le film à travers ce prisme-là, le film prends un deuxième niveau de lecture incroyable, et tout ça en fait, ça montre tout simplement que... Les gens sont bien plus complexes qu'on ne le croit, et que du coup le film n'est pas vraiment un procès contre l'humanité, c'est justement plutôt un plaidoyer.
Pourpreline était totalement obnubilée par le discours d'Allister. Elle buvait ses paroles, bouche béante et yeux écarquillés. Elle en fit tomber sa fourchette qui résonna bruyamment contre le pied de son verre de vin.
— Pardon ! C'est... Merde, c'est exactement ce que je pense de ce film. Le peu de monde à qui je l'ai montré n'a rien vu d'autre qu'une chronique historique dénonçant les mariages forcés et donc le sexisme de notre société, et quand je parle de ça, ils me prennent pour une folle ! C'est bien la première fois que quelqu'un partage aussi précisément mon point de vue, c'est fou !
Elle en était éberluée. Lui aussi était assez étonné de cette connexion d'idée, mais il préférait le masquer. Du moins, tenter de le masquer. Il se contenta d'un sourire en coin et déclara :
— Moi aussi... C'est la première fois.
Et puis, instinctivement, la discussion au dessert ne tourna plus autour du mariage de sa meilleure amie. Non, ils continuèrent de parler du réalisateur de "Kings & Queen", de ses autres films, de son utilisation des couleurs froides, de sa maîtrise de la profondeur de champ. Puis du cinéma de façon plus générale. La dramaturgie plus précisément. Et petit à petit, tout cela dévia sans même qu'ils s'en rendent compte sur des sujets bien plus intimes : leurs situations personnelles, leurs passés, leurs rêves, leurs échecs. Leurs visions du monde, tout simplement. Et il se trouve qu'ils avaient bien plus à partager que des goûts cinématographiques.
Au fur et à mesure de la soirée, ils se découvrirent des intérêts communs, des chemins de pensées qui convergeaient, des idéaux et des craintes semblables. Le tout, sourire aux lèvres, avec humour et surtout, très surprenant pour l'un comme pour l'autre, sans aucune pudeur. Une véritable connexion...
L'échange fut si animé, si prenant, si captivant que lorsque le serveur vint leur annoncer que le restaurant allait fermer, ils en furent très surpris. Ils n'avaient pas vu le temps passer. Et cela les fit mourir de rire tous les deux. Ils payèrent leur note, et en bon gentleman, Allister raccompagna Pourpreline jusqu'à sa voiture. Et c'est lorsqu'il resta là, seul au beau milieu du boulevard en pleine nuit, regardant cette Mini Cooper à damier disparaître dans la nuit, qu'Allister prit conscience d'une chose importante : cela faisait très longtemps qu'il n'avait pas passé une aussi agréable soirée...

***

— Ok Jean-Pierre, pas de soucis, je te mail ça dans l'heure, promis, dès que j'ai un retour client... Yes, bonne journée toi aussi !
Définitivement, depuis qu'on lui avait enfin installé un kit main libre sur son poste fixe, Allister travaillait beaucoup mieux. Fini les torticolis à force de coincer le combiné avec son cou.
Il était commercial dans une respectable entreprise de software. Une boite qui développait des programmes et des applications pour ordinateurs et téléphones, pour des tas de corps de métier différents. Son boulot consistait globalement à convaincre des entreprises qu'utiliser leurs logiciels leur feraient gagner du temps, et donc de l'argent. Et ça marchait plutôt pas mal pour lui. C'était pas le job de ses rêves, mais il n'avait pas à se plaindre. C'était relativement relax, et ça payait les factures. Et alors qu'il s'apprêtait à passer un nouveau coup de fil, la porte de son bureau s'ouvrit à la volée.
— Allister ! Allister, alors vous !
— Oui Mr Balamb, que se passe-t-il ? lui demanda-t-il avec un air volontairement faux et un grand sourire sur le visage.
— Si vous n'aviez pas une barbe de trois jours et une paire de couilles, je viendrais vous gâlocher Allister ! Je viens d'avoir la compta en ligne, à propos du dossier Deling Inc... Donc non seulement vous leur avait refourgué le package complet, sur un contrat de dix ans, mais en plus vous leur avez mis quinze pour-cent dans les dents ! Mais c'est magnifique ça ! Mais comment vous faites ça ?
— Ca c'est parce que j'ai eu le meilleur des mentors ! lui répondit-il avec malice.
Son patron éclata de rire, de façon bien sonore, avant de s'engouffrer dans son bureau et de prendre place sur le fauteuil en face de lui. Alors qu'il paraissait, comme à son habitude, très excité, il se calma assez rapidement avant de reprendre sur un ton très sérieux.
— Allez, sans déconner Allister... Vous savez que j'ai toujours apprécié votre travail, vous avez toujours été un très bon élément dans cette entreprise, mais là, depuis quelques temps, vous cartonnez. Vraiment. Et je vous en remercie. Grandement. Vous êtes vraiment au top, et ça fait plaisir de voir des collaborateurs aussi impliqués et dévoués. On sent une vraie motivation et une vraie ambition, c'est comme si vous aviez eu d'un seul coup une sorte de second souffle. Depuis quelques semaines vous semblez... Revigoré ! C'est pas que vous faisiez du mauvais travail avant, mais là, vous êtes clairement en train de vous démarquer vis à vis de vos collègues. Vous êtes en bonne voie Allister, en très bonne voie. Merci beaucoup pour tout ce que vous faites pour nous en ce moment.
— De rien chef, je ne fais que mon travail, répondit le commercial avec une réelle modestie.
— Bon allez maintenant dites-moi... C'est quoi le secret de votre réussite ?
— J'ai pris une maîtresse ! lui répondit-il sourire aux lèvres.
Son patron était un gros beauf. Il savait qu'il appréciait ce genre de plaisanterie grasse. Et en effet, il éclata une nouvelle fois de rire avant d'ajouter :
— Ha c'est bien vu ça champion, j'en parlerais à ma femme ce soir ! En attendant, prenez votre veste, j'vous invite à déjeuner !

***

Allongé sur le dos, son drap recouvrant à peine ses hanches, les muscles saillants, le corps moite et le souffle court, Allister pris quelques minutes pour retrouver la réalité. Allongée sur le dos, le drap recouvrant à peine ses jambes, son bassin sensible, le corps brûlant et le souffle coupé, Ludivine pris quelques minutes pour retrouver la réalité. Puis l'un tourna son regard vers l'autre, et sans raisons réelles, ils éclatèrent de rire à l'unisson. Allister lança alors son corps hors du lit et se dirigea vers le séjour. Il proposa à Ludivine de prendre une douche si elle le souhaitait, mais elle refusa poliment. Dans la pénombre de son appartement, il tâtonna à l'aveugle sur sa table basse, et mit enfin la main sur ce qu'il cherchait, avant de revenir dans la chambre à coucher. A peine eût-il franchi la porte que Ludivine poussa un soupir fiévreux. Il stoppa net pour lui demander ce qu'il lui arrivait.
— Tu as une paire de fesses garçon... murmura-t-elle sans finir sa phrase.
Il lui demanda plus de précision, même s'il avait très bien compris.
— Ton corps nu fait monter la température du mien, en à peine quelques secondes... Ça en devient presque gênant.
Amusé, Allister se contenta de sourire et se rallongea dans le lit aux côtés de sa conquête. Il ouvrit la petite boite qu'il était parti chercher, et en sortit une pochette d'herbe et des feuilles à rouler. D'un signe de tête, il lui proposa ce petit plaisir interdit, qu'elle accepta volontiers. Et tandis qu'il commença à effriter ce paradis artificiel, il continua :
— Tu sais que t'es sacrément bandante toi aussi comme gonzesse...
— Tu sais parler aux femmes toi !
Il cassa sa cigarette en deux pour mélanger le tabac à l'herbe.
— Hé Ludivine, s'il te plaît, pas de ça entre nous. Ni toi ni moi on est là pour se réciter de la poésie. Pas de faux-semblant. On sait tous pourquoi on est ici, à cet instant...
— Ho parce que tu penses que je ne couche avec toi que parce que tu as un corps de dieu grec ?
Il déchira un petit morceau de son paquet de cigarette, et commença à le rouler en un petit tube.
— Non. Parce que je suis doué aussi !
Ludivine leva les yeux au ciel de façon ironique tandis qu'un large sourire moqueur fendait le visage du garçon. Il glissa sa mixture dans la feuille à rouler.
— En effet, t'es plutôt doué, je te l'accorde. Je ne serais pas revenue sinon...
— Et donc là, tu viens d'avouer que c'est pas pour mon humour ou pour ma sympathie que tu m'as rappelé.
Elle se mordit la lèvre, piégée. Il sourit, satisfait d'avoir fait mouche et lui adressa un clin d'œil complice. Il lécha le collant de sa feuille, et finit son joint. Elle roula sur le ventre, laissant apparaître sa poitrine nue, le drap blanc soulignant avec élégance la courbe de ses fesses rondes. Il alluma son pétard et en tira une énorme bouffée. Et alors qu'il n'avait pas encore recraché tout l'épais nuage de fumée, elle le lui prit des mains et tira elle aussi une généreuse taffe. Elle passa sa main dans son opulente chevelure et lui lança, regard planté dans le sien :
— On ne fait peut-être que coucher ensemble très cher, mais malgré tout, ça va tout de même au-delà de ça...
Elle reprit une taffe avant de lui tendre son joint, qu'il porta immédiatement à sa bouche, l'air intrigué. Elle continua :
— C'est génial le sexe avec toi bichon, j'adore coucher avec toi, et ça semble réciproque. Mais toi et moi on sait aussi que ça n'est pas juste bon sur un plan physique. C'est tout aussi bon pour l'esprit.
— L'esprit ? lui répondit-il dans un nouveau nuage de fumée. Tu veux dire qu'il y a aussi une démarche psychologique dans ce qu'on fait ? Dans quel sens ?
— Allister, soyons honnête, le sexe ça ne fait pas que du bien à celui avec qui on le partage. Il ne faut pas perdre de vue que le sexe fait avant tout du bien à soi-même, de base. Il faut arrêter de se mentir, surtout nous deux, on ne couche pas ensemble pour faire plaisir à l'autre, on couche ensemble pour se faire plaisir à soi. A notre corps, et à notre esprit. Ca rebooste notre moral, et notre confiance en nous.
— Tu veux dire qu'on ferait ça juste pour... Se gonfler l'égo ?
— Se gonfler l'égo. C'est exactement ça.
— C'est pas un peu... Ultra égoïste comme démarche ?
Il lui repassa le joint.
— Si. Bien sûr que si garçon. Mais pas de faux-semblant tu as dit. Toi comme moi on sait très bien qu'on n'est pas là spécifiquement pour l'autre en vrai. Que moi ou une autre, qu'importe. Alors pourquoi une telle mascarade ? Moi personnellement j'en ai marre d'attendre des autres Allister. J'en ai assez de donner aux autres sans rien en retour, j'en ai assez de faire en fonction de ces tierces personnes qui ne comptent finalement pas dans ma vie. J'en ai plein le cul du regard des autres, de la compassion, de l'altruisme, de tous ces concepts qui ne font qu'au final ruiner ton image. J'ai envie, j'ai besoin de me retrouver, de faire des choses pour moi. Il y a des moments dans la vie où l'on ne devrait penser qu'à sa gueule, qu'à son petit plaisir personnel. Qu'il est bon Allister, qu'il est bon d'être égoïste et égocentrique, oh oui bichon, je chéris cet individualisme que, paradoxalement, je partage avec toi, parce que tu es comme moi sur ce plan-là, tu as besoin de ça en ce moment. Toi comme moi, on a besoin de rejeter, le temps d'une nuit, toutes ces conventions et ces bienséances, et d'être purement autocentré. Et tu m'aide à atteindre cela avec tellement d'efficacité. Et je fais la même pour toi. Et on y trouve notre compte. Si tout le monde est heureux dans cette affaire, où est le mal ?
Allister reprit en main le pétard, mais ne tira pas de suite dessus. Il était un peu abasourdi de ce que venait de lui déclarer Ludivine. C'était à la fois presque vexant, mais en même temps terriblement vrai. Il ne pensait pas un jour tomber sur une fille aussi cash et réaliste. Lucide. Alors il reprit une taffe et lui demanda :
— Si ce n'est rien d'autre que de la masturbation au final, pourquoi avec moi ?
Ludivine eut un sourire retenu. Elle lui piqua une dernière fois le joint pour une dernière taffe, puis sortit sans pudeur de sous le drap. Elle renfila ses sous-vêtements, sa petite jupe étroite et son débardeur, silencieusement, sous le regard intrigué et amusé du jeune homme. Lorsqu'elle fut fin prête, elle se retourna vers lui et lui lança :
— Parce que comme dirait Doc : quitte à s'envoyer en l'air avec un mec, autant en choisir un qui ait de la gueule !
Allister éclata de rire spontanément. Était-ce vraiment drôle ou était-ce l'effet du cannabis ? Toujours est-il que ce compliment, quelque peu original, redora en effet son estime de soi. Elle vint lui déposer un baiser sur la joue droite, puis quitta son appartement comme une ombre...

***

Comme à chaque fois qu'il faisait résonner l'ultime note sur le clavier du piano, Allister fermait les yeux et laissait s'écouler quelques secondes, comme pour digérer ce qu'il venait de jouer. Puis il tourna son visage vers sa coach, demandant du regard un avis sur sa composition. Mais Blanche avait toujours mis un point d'honneur à ne pas laisser transparaître son enthousiasme vis à vis de ses élèves. Pour les inciter à toujours se dépasser. Du haut de sa quarantaine, cela faisait des années qu'elle recevait les musiciens les plus doués dans son appartement suranné afin de faire progresser leurs techniques, et jamais elle ne s'était extasiée sur l'un d'eux, quand bien même ils lui jouaient des chefs d'œuvre. Et bien que ce qu'elle venait d'entendre était très loin de pouvoir être qualifié ainsi, cela venait toutefois de la toucher profondément. Elle eut du mal à garder son visage de pierre habituel.
— Whaow, Allister, c'était... Je ne trouve pas les mots.
En plus des habituels exercices de perfectionnement, Blanche demandait régulièrement à ses élèves de composer des mélodies, afin de leur faire travailler leur créativité et leurs initiatives. Allister était un de ces plus fidèle protégé, elle avait déjà eu tout le loisir de goûter à son univers, mais ce morceau-là était clairement différent de son style habituel.
— Mot ou pas, Blanche, je voudrais simplement savoir si c'était bon, demanda le garçon avec malice.
— Oui. Oui oui, bien sûr. C'est même excellent. Au-delà de ça, c'est surtout positif, parce que... Je ne te cache pas que je suis très surprise de ce morceau. Agréablement surprise on s'entend.
Allister avait toujours été un homme très modeste, encore plus vis à vis de sa musique, et d'autant plus sur ce morceau qu'il avait composé en une heure à peine. Il se contenta d'un sourire pincé et murmura :
— Merci...
Blanche réajusta alors son vertigineux décolletée, un tic qui faisait toujours beaucoup rire Allister, et dégagea ses longues mèches noires ondulées de son visage fermé. Il avait toujours trouvé tellement dommage qu'une aussi belle femme soit aussi froide. Ou peut-être était-ce justement cela qui faisait tout son charme, malgré les nombreuses années qui les séparaient. Elle remit un peu d'ordre sur les partitions qui trainaient sur son superbe piano à queue occupant tout son salon. Allister en referma le couvercle et se leva. L'heure de cours privé touchait à sa fin. Pourtant, alors qu'il allait saisir son sac à dos, elle ne put s'empêcher de lui demander :
— D'où t'es venue l'inspiration pour ce morceau ?
— Je ne sais pas vraiment, avoua le garçon.
— C'est vraiment très différent de ce que tu composes habituellement. Normalement tes mélodies sont plutôt... mélancoliques, et taciturnes. Des choses très tristes, très lourdes. Et là... Bon, ce n'est pas que c'est entraînant ou joyeux, mais il y a un aspect très... Onirique ! Contemplatif. Aérien. C'est beaucoup plus poétique, presque bucolique. On sent une réelle évolution dans ton travail. Une sorte de... Liberté !
Allister sentit sa gorge se serrer. Il n'avait jamais été à l'aise avec le fait de parler de son moi profond. De son ressenti interne. Il savait où sa coach voulait en venir, mais il ne savait pas quoi dire pour l'éviter. Il se contenta d'un nouveau sourire gêné. La femme enchaîna de sa voix suave :
— Tu sais qu'en musique, comme dans tout art en général, nous avons le sentiment de créer en total libre-arbitre, mais il n'en est rien. Nos vécus et nos émotions façonnent, inconsciemment, ce qu'on exprime avec les notes. C'est ce que nous avons au fond du cœur qui s'écrit sur la partition.
— Je... C'est... Oui, balbutia timidement Allister.
Blanche planta son regard sombre dans celui du jeune homme, comme pour sonder son esprit et lire dans ses pensées. Mais elle comprit rapidement qu'elle n'obtiendrait rien de plus. Elle n'allait pas insister, après tout, la vie privée de ses élèves ne la regardait pas. Elle esquissa un sourire en coin, complice et se permit tout de même d'ajouter :
— Je ne sais pas à quoi est dû ce changement jeune homme, mais pour ma part, il me plaît beaucoup, alors je t'encourage à continuer dans cette voie-là. Allez, je ne t'embête pas plus. Je te dis à la semaine prochaine.
Et elle tourna les talons, quittant son salon pour s'engouffrer dans son couloir, partitions sous le bras, laissant là seul Allister au milieu de son appartement. Ce dernier eu un moment d'égarement et se perdit dans ses pensées quelques instants, jusqu'à ce que son téléphone vibrât dans sa poche. Son agenda qui lui rappelait son rendez-vous de ce soir.

***

— Alors, t'as trouvé ça comment ?
— Assez palpitant et toi ?
— J'trouve que ça aurait mérité un peu plus de développement, mais le propos était assez original.
Allister sortit une cigarette de sa poche intérieure dès la porte du cinéma franchi. Il en proposa une à Pourpreline, qui refusa en faisant une grimace de dégoût.
— Le développement était visuel, dans l'architecture des lieux montrés à l'écran, y'avait pas besoin de le prononcer littéralement plus que ça !
— Oui mais tu sais bien que moi, je préfère le scénario à l'image.
Tous deux continuèrent de marcher dans la rue sans vraiment savoir où ils allaient. Le crépuscule venait à peine de se finir, l'ambiance d'une douce nuit d'été envahissait la ville.
— Pourquoi est-ce que tu as tenu à y aller avec moi ? lui demanda la jeune fille.
— Parce que je savais qu'avec toi, je pourrais en débattre de façon constructive. Que tu saurais apprécier comme il faut. Que tu prendrais pas ça comme un simple film dramatique.
— J'suis devenue ta nouvelle référence en matière de cinéma ?
— Ca me ferait mal, dans la mesure où c'est moi qui t'initie au bon goût et pas l'inverse ! lui rétorqua-t-il sur le ton de la plaisanterie.
Elle lui envoya mollement son poing dans l'épaule en guise de réponse ironique.
— Ca m'a beaucoup fait penser aux films de Stuart Chatwood aussi, continua-t-il, tu trouves pas ?
— Chatwood ? Mais n'importe quoi, pas du tout, rien à voir, c'est pas du tout la même façon de filmer !
— Ouais enfin au niveau du cadrage, excuse-moi, ça se vaut ! T'as pas remarqué qu'y avait des plans c'était limite des copier-coller de son film Dementia ?
— Quoi ? Mais t'as craqué !
— Mais si, le plan avec la tour là, en plongée, qui finit par suivre une goutte de pluie, arrêtes ! C'était exactement le même que celui avec l'arbre et la feuille qui tombe à la fin !
— Rien à voir !
— Je l'ai vu au moins dix fois Dementia, je reconnaîtrais ce plan entre mille ! Tu sais quoi ? Je l'ai en DVD à la maison, viens le voir et tu verras que tu as tort !
— Vas-y ça marche Mr Le Cinéphile, celui qui perd paie un resto à l'autre !
— Tu peux déjà appeler pour réserver une table !
Et c'est ainsi qu'ils prirent tous les deux la direction de l'appartement d'Allister, tout en continuant leur vif débat sur la qualité du métrage qu'il venait de voir. Sous les lumières criardes des réverbères qui s'allumaient petit à petit, Pourpreline n'avait pas vraiment conscience d'où elle se rendait, elle se laissait guider par son ami, car à vrai dire elle ne prêtait même pas attention aux rues qu'ils arpentaient. Ils arrivèrent alors dans un petit quartier de l'hyper centre, aux abords d'une grosse avenue, au pied d'un immeuble fatigué par les années. Ce genre d'immeuble qui concentre une multitude de minuscules appartements les uns au-dessus des autres et dont l'ascenseur tombe régulièrement en panne. Heureusement, Allister n'habitait pas très haut. Lorsqu'ils passèrent enfin la porte de chez lui, le garçon fut soudain pris d'une gêne et mit en garde son invitée :
— Heu... Ok, pardonne-moi d'avance pour... Le bordel !
En effet, il n'avait pas menti. Son logement était un vrai capharnaüm. Cendriers pleins, bouteilles vides, vaisselle sale, vêtements éparpillés...
Mais ce qui étonna le plus Pourpreline, c'était toutes ces choses posées çà et là, de façon totalement aléatoire, pas vraiment rangées, et pourtant bien ordonnées. Quelques boites de jeux vidéo, bien alignées, sur le haut de son placard. Une pile, bien droite, de CD de rock'n'roll, à côté de la télévision. Une collection de livres, parfaitement empilés, au pied du canapé. Des magazines culturels, triés par date de parution, sur son bureau entièrement vide. Le seul élément à peu près dégagé était son piano électrique au fond de la pièce, un simple clavier sur deux tréteaux. Et des cahiers. Des cahiers partout. Des cahiers par dizaines, répartis dans tout le séjour. A bien y regarder, c'était en fait des partitions. Il y en avait littéralement partout.
Elle osa à peine bouger, encore moins s'asseoir sur le canapé. Il se précipita à son coin cuisine, sortit un grand sachet poubelle d'un tiroir, et d'un seul geste, y balança tout ce qui se trouvait sur la table basse : cannettes, emballages de fast food, cendres, mouchoirs en papier... Il balança le sac plein dans un coin et rassembla en une grosse boule ses vêtements traînant sur le sol et le canapé, pour les balancer dans sa chambre, puis il ouvrit en grand l'unique fenêtre du séjour.
— C'est déjà un peu mieux... lâcha timidement Pourpreline du bout des lèvres, un peu taquine.
A vrai dire, elle trouva ça touchant.
— Qu'est-ce que tu bois ? lui demanda-t-il en faisant semblant de ne pas l'avoir entendu.
— On était pas venu pour voir un film ?
— Oui mais l'un n'empêche pas l'autre.
— Fais moi un café, ça ira très bien.
Et alors qu'il retourna à la cuisine pour y dénicher une tasse propre, elle ne s'assit toujours pas. Non, elle déambula lentement dans son séjour, intriguée par tout ce barda qui ornait la pièce. Elle fut agréablement surprise de constater qu'ils avaient également les mêmes goûts musicaux. Elle fut étonnée que les livres traitent essentiellement de philosophie, de comportementalisme ou de sociologie. Elle s'amusa de voir que lui aussi avait énormément de films de Copeland, dans cette caisse en bois qui semblait servir d'étagère à DVD.
— Tu veux du sucre ?
Elle était tellement plongée dans sa découverte que la question l'effraya presque.
— Heu non. Merci. Pardon, j'étais...
— Y'a pas de mal...
Il avait très bien remarqué la curiosité de son hôte, mais ça ne le gênait pas. Il lui tendit sa tasse de café, puis, enfin, ils prirent place tous les deux sur le canapé. Alors qu'elle soufflait sur son breuvage pour le refroidir, elle osa enfin lui poser la question :
— Ça fait longtemps que tu vis ici ?
— Pas vraiment non. Deux ou trois mois, à peine.
— Comment ça se fait que tu aies atterri ici ?
Un grand sourire gêné se dessina lentement sur le visage d'Allister, qui baissa les yeux sur sa tasse, songeur. Elle se permit alors d'ajouter :
— On ne vient pas vivre dans un endroit pareil par choix...
— Je te trouve bien curieuse.
— Tu n'es pas obligé de me répondre.
Il prit le temps de souffler lui aussi sur son café, en but une grande gorgée, soupira et répondit enfin :
— Le hasard de la vie. La... curieuse façon dont les événements arrivent et s'enchaînent. Disons simplement que j'ai dû rapidement quitter mon ancien logement, et que je n'avais ni le temps, ni l'argent pour trouver mieux. Mais bon... En attendant... C'est suffisant pour y inviter une jolie fille à regarder un bon film !
Pourpreline faillit lâcher sa tasse, et ses joues devinrent aussi chaudes que celle-ci.
— Tu... Tu me trouves jolie ?
— Fais pas semblant de ne pas le savoir.
— Attends, Allister... Je... Tu veux dire que je te plais ?
— Disons simplement que je passe de bons moments avec toi.
— Oui mais... Enfin... C'est... Y'a pas... Je...
La pauvre fille ne savait plus où se mettre. Elle ne lui avait pas avoué car elle était persuadée que ce n'était pas réciproque, mais Allister lui plaisait beaucoup aussi. Il était d'une très agréable compagnie, drôle, attentionné et surtout loin d'être repoussant. Mais elle n'avait jamais envisagé d'aller plus loin, à vrai dire, sa simple compagnie lui suffisait. Mais voilà qu'il remettait tout en question, en à peine quelques mots. Elle ne savait plus quoi dire, ni quoi faire, et le jeune homme avait évidemment remarqué sa déroute, alors il se décida à être sincère et concis :
— Oui, Pourpreline. Tu me plais.
Le café dans sa tasse vacillait tant sa main tremblait de décontenance.
— Allister... Est-ce que... Est-ce que tu m'as vraiment amenée ici simplement pour regarder un film ?
— A la base, oui, je t'assure...
— A la base ? Mais tu veux dire que...
— Pourpreline, je ne me permettrais pas.
Elle posa alors fébrilement sa tasse sur la table basse, puis prit doucement celle d'Allister de ses mains pour faire pareil. Puis, avec une grande timidité mais paradoxalement une assurance qui l'étonna elle-même, elle lui lança :
— Oh si, permets toi...
L'éternité d'un simple instant s'écoula entre leurs deux regards. Puis soudain, aussi vif qu'un éclair déchirant le ciel, ils se jetèrent l'un sur l'autre avec une fougue si ardente que les Dieux eux-mêmes rougirent de l'érotisme qui enflamma la pièce cette nuit-là...

***

C'est avec une extraordinaire agilité que le boxeur américain bodybuildé esquiva le coup de pied retourné qui allait lui arriver en plein visage que tentait de lui asséner la plantureuse ninja court vêtue. Il profita de cette ouverture pour lui déclencher un formidable crochet du gauche en pleine tempe. La sculpturale guerrière s'écroula au sol, groggy. La voix off hurla un tonitruant "K.O !" et le sportif prit une pose victorieuse, tous muscles dehors.
— Boum ! Encore une branlée ! fanfaronna Matthieu.
Allister, dégoûté mais gardant son sang-froid, lança mollement la manette sur le canapé, dépité. Son ami en remettait une couche, tout en ne manquant pas de reprendre une poignée de chips sur la table basse :
— T'es un peu éteint aujourd'hui Ali, on sait que j'suis meilleur que toi mais là mon gars, il va falloir me donner un peu de challenge sinon j'vais finir par jouer avec une seule main !
— Ouais j'avoue que là, j'sais pas ce que j'ai, mais j'me fait lyncher...
— T'aurais pas la tête un peu ailleurs par hasard ?
— Genre où ça ?
— Genre dans une gonzesse ?
— C'est tendancieux ce que tu dis là...
— T'es con. Sérieusement, j'te connais, tu serais pas réellement un peu dans les vapes à cause d'une fille ?
— Non. Franchement non. Tu sais bien que là, en ce moment, je suis pas dans ce délire-là.
Matthieu eut une petite moue désapprobatrice et amusée, avant de finir définitivement le bol de chips. Son ami lui lança alors un regard interrogateur. Il vida d'abord sa bouche, s'essuya les lèvres avec le revers de sa main, puis ses mains directement sur le canapé, déglutit et finit par lâcher :
— Ca va mec, on te connaît, on sait que tu t'attaches assez vite aux nanas avec qui tu traînes. C'est pas un reproche, juste que t'es un peu sensible, si tu t'entiches, c'est pas...
— Je m'entiche pas ! coupa sèchement Allister, vexé. Je t'ai dit, je suis pas dans cet optique en ce moment. J'vais sûrement pas tomber dans ce travers-là maintenant !
— Ouais, normal, ça, évidemment, mais bon... En attendant tu te fais quand même éclater parce que t'es pas focus !
Sa plaisanterie ne fit pas mouche. Allister se contenta de pousser un long soupir, le regard dans le vide. Matthieu comprit alors qu'il n'y avait peut-être pas que les filles qui embrouillait l'esprit de son ami. Il n'avait jamais été très doué pour remonter le moral des gens, ni même parler de ce genre d'intimité en général. Mais il tenta quand même :
— Y'a pas que les gonzesses hein ?
Allister se massa lentement les tempes. Il n'aimait pas non plus parler de ça. Il avait toujours l'impression de déranger les gens. Que sa petite personne était insignifiante et n'intéressait pas grand monde. Que ses problèmes n'en étaient pas réellement. Et cela le gênait beaucoup de ramener l'attention sur lui, pour si peu. Mais pour une fois que son ami tentait d'en savoir plus, il se dit que c'était peut-être l'occasion.
— Ouais, je sais pas... C'est vrai que j'ai un peu de mal en ce moment.
— Du mal à quoi ?
— A vivre ! dit-il sur un ton ironique. Non, j'déconne. J'ai juste cette étrange impression que tout va un peu trop vite, que tout me file entre les doigts. Je ne sais pas trop comment l'expliquer Matt mais je crois juste... Je crois qu'il y a eu un peu trop de changements en trop peu de temps dans ma si petite vie, et j'ai un peu de mal à réorganiser tout ça dans ma tête.
— Ha bah c'est sûr que par rapport à avant, ça doit radicalement te changer. Mais c'est bien, tu découvres enfin la vraie vie, il était temps.
Allister eut un petit ricanement nerveux. Son ami avait raison. Tristement raison. Il continua :
— Alors ouais, je te connais bien mec, je te connais depuis toujours, t'aimes pas trop quand on chamboule tes petites habitudes, mais là pour le coup, c'est une bonne chose, crois-moi. Tu vas voir, au début ça fait un peu peur. C'est même effrayant. En fait, c'est comme un grand huit : tu flippes tout le long de la montée, mais une fois que c'est lancé, tu trouves ça extrêmement grisant, tu verras...
Allister se contenta d'hausser les épaules. Il n'était pas totalement convaincu, mais pas totalement fermé non plus. Il se pencha pour attraper quelques chips, mais dû se raviser bien vite. Matthieu, bien parti, continua sur sa lancée :
— Et puis, hé, Ali, dans la vie en général y'a peut-être beaucoup de changements et d'imprévus, mais si y'a bien un truc qui reste en place et sur lequel tu peux compter, c'est tes potes. Nous on sera toujours là pour toi. Quoi qu'il arrive.
Allister, ému, tourna alors son regard vers celui de son ami d'enfance, qui affichait un grand sourire compatissant. Il n'eut pas besoin de le remercier. Ils se connaissaient suffisamment pour se comprendre. Pour voir dans son regard qu'il était touché, et que sa déclaration avait eu l'effet voulu. Il se passa quelques secondes avant que l'un comme l'autre n'affichent un air hilare et finissent par éclater de rire à l'unisson.
— Mec, c'est quoi cette déclaration ultra clichée de série télé à la con que tu viens de me sortir là ? T'es sérieux ?
— Rah c'est bon j'voulais juste être sympa, te fous pas de moi.
— Ouais enfin là mec c'est... Ca sent bien l'eau de rose quand même !
Matthieu reprit vivement sa manette laissé négligemment sur la table basse.
— J'vais te remettre une fessée, tu vas voir si j'sens l'eau de rose enfoiré !
— Parle pas trop vite !
Et quelques secondes plus tard, le boxeur et la ninja étaient repartis dans un sanglant combat à mains nues. Et étrangement, cette fois-ci, à la fin de celui-ci, c'est Allister qui cria victoire...

***

Le coup de rein fatal fut si virulent que le coin du bureau sur lequel ils s'ébattaient fissura le mur d'à côté. Leurs râles d'extase furent couverts par le bruit assourdissant des livres et de la lampe se fracassant sur le sol. Allister cessa de lui agripper le bassin, et dans un seul mouvement, se retira et se laissa tomber sur son canapé derrière lui. Ludivine, les cuisses douloureuses, resta assise sur le bureau, les jambes dans le vide, et s'adossa contre le mur derrière elle, essoufflée. Elle fut prise d'un fou rire, que le jeune homme partagea avec elle. Sans fournir plus d'effort que ça, il balança sa main sur la table basse du séjour, renversant au passage la bouteille de gin vide et le cendrier plein de carton écrasé, pour mettre la main sur son paquet de cigarette. Il en alluma une, et balança le paquet à Ludivine, toujours hilare. Elle poussa un gros soupir pour tenter de se calmer et alluma à son tour une cigarette. Elle descendit enfin lentement du bureau et traversa le séjour, dans la pénombre, dans le plus simple appareil, crachant sa fumée dans tout l'appartement. Elle ouvrit la porte du frigo et se cambra pour y attraper deux bouteilles de bière bien fraîches au fond du bac à légume.
— Donc sans gêne quoi, tu vas te servir directement dans mon frigo maintenant ? lui lança Allister, profitant au passage du spectacle que lui offrait la posture de sa partenaire de jeu.
Elle se redressa très lentement, de la façon la plus aguicheuse possible, en silence. Elle savait parfaitement qu'il avait les yeux rivés sur sa chute de rein. Elle dégoupilla les deux bouteilles, laissant tomber les capsules métalliques directement sur le sol, et déclara :
— Avec ce que je viens de te faire chéri, j'ai besoin d'un remontant, tu m'en voudras pas.
Elle traversa le séjour, cigarette à la bouche et bière à la main. Elle en tendit une à Allister, avant de l'enjamber sur le canapé pour le chevaucher. Le contact de leurs bas-ventre encore chaud l'un contre l'autre donna au jeune homme la chair de poule.
— Holà ! plaisanta-t-il, tu veux déjà repartir pour un autre round ? Laisse-moi le temps de récupérer un peu...
Elle descendit une grande rasade de bière, avant de faire rouler le cul de sa bouteille froide sur le haut de sa poitrine et lui lança, très sérieusement :
— Tu as jusqu'à la fin de ta cigarette.
Un sourire salace le parcourut, et il plaça sa clope entre ses lèvres pour avoir une main libre, afin de la passer le long des cuisses de la demoiselle. Ce qui eut pour effet de lui faire lentement vaciller les hanches, d'avant en arrière. Les mains d'Allister parcoururent alors les jambes, les reins, l'aine, le ventre de sa dame, tout en tirant sur sa cigarette. Et plus il la caressait, plus elle ondulait, gémissante, le corps auréolé des la lumière de la ville filtrant à travers le rideau, voilé par l'opaque fumée de cigarette qui emplissait la pièce.
Elle ferma les yeux.
Ces caresses lui donnaient de véritables frissons. Une chaleur infernale s'empara de son corps. Et c'est comme si son esprit partit vagabonder. Un lâcher prise total l'enivra, tandis que sa peau brûlait. Que ses hanches balançaient, sans même le vouloir. Elle sombra presque dans une transe luxurieuse. Elle s'abandonna totalement... Et alors que lui s'apprêtait à poser sa bouteille à terre pour enfin passer sa main par delà le Mont de Vénus...
— Aoutch !
Il fut soudainement pris d'une violente douleur à la main. Du sang. Le bout de son index pissait le sang. Comme s'il s'était écorché à quelque chose. Il lança un regard intrigué à Ludivine, qui restait figée, un sourire maléfique sur les lèvres. Avec un mélange de curiosité et d'hésitation, Allister repassa avec prudence sa main sur la cuisse de la jeune femme. Et il sentit sous ses doigts. Il sentit quelque chose de très dur, et de très saillant. Comme de la roche. Comme...
— Putain mais c'est quoi ça meuf ?
D'un violent coup de paume dans l'épaule, il la projeta en arrière. Elle roula-boula hors du canapé, chutant lourdement sur le sol, disparaissant dans la pénombre derrière l'accoudoir. Il bondit sur ses deux jambes, terrifié, à l'autre bout de la pièce.
Seul, debout, nu et figé au milieu de son sombre séjour, Allister avait le souffle coupé.
Pendant quelques secondes, le silence le plus total régna dans l'appartement du célibataire. Soudain rompu par un rire grave et profond. Comme revenant d'outre-tombe, surgissant de la pénombre, Ludivine se redressa lentement de tout son long. Elle monta alors sur la table basse, qu'elle débarrassa d'un violent coup de pied. La bouteille de gin explosa en mille morceaux contre le mur, l'air s'emplit de cendres... Elle tendit la main, et arracha le rideau de l'unique fenêtre de la pièce.
C'est donc nimbé de la lueur dorée du lampadaire extérieur, sur son piédestal de fortune, toisant de haut sa victime dont le regard transpirait la peur, que cette femme se présenta sous son jour véritable. Ses jambes étaient recouvertes d'écailles semblables à un serpent. Ses hanches, son bassin et son sexe avait cependant toujours apparence humaine. Son ventre, sa poitrine et ses bras mêlait peau de femme et peau de reptile, des écailles verdâtres surgissant de sous sa peau rosée. Ses yeux n'étaient plus que deux immenses orifices noirs et luisants. Deux énormes cornes, sombres et pointues, avaient poussé sur son front. C'est avec un immense sourire, bras grands ouverts, qu'elle répondit enfin à la question :
— Ca ? Ça, c'est ce que je suis vraiment Allister !
Il n'arrivait même plus à parler. Il était sous le choc. Satisfaite d'elle, Ludivine descendit de la table basse et s'approcha de sa proie pour lui saisir les deux joues à une main, et lui susurrer à l'oreille :
— Est-ce que je te plais toujours comme ça ?
Mais Allister se contenta d'avaler bruyamment sa salive. Elle rit avant de passer lentement derrière lui. Sa peau de serpent luisait dans la pénombre, projetant des rayons de lumière dorée à travers la nuit. Ses fesses et son buste encore humain lui donnait un aspect terriblement érotique.
— Je pensais que tu hurlerais de peur, que tu partirais en courant...
Elle passa sa main par-dessus l'épaule du garçon, pour lui caresser le téton.
— Mais non. Tu es encore là...
Elle lui mordilla le lobe de l'oreille, avant de lui souffler au creux de celle-ci :
— ... mais c'est normal. Oui, c'est normal que tu sois encore là Allister, car je suis devenue trop importante à tes yeux. Tu as trop besoin de moi dans ta minable petite vie. Ho Allister, ne te méprends pas, je ne parle pas de la chaleur de ma couche et de la caresse de mes lèvres, non, absolument pas. Ça, tu peux l'avoir ailleurs mon cher, où bon te semble, mais...
Elle passa violemment sa main dans les longs cheveux du garçon, et le força à lui faire face.
— ... ce dont tu as réellement besoin, c'est de quelqu'un pour flatter ta personne. Pour redorer ton estime. Pour prendre soin de ton fameux ego. Ton ego si immense, mais aussi si fragile. Oh oui Allister, quel paradoxe que ton ego en ce moment, lui que tu présentes comme si solide et si vaillant aux yeux du monde alors qu'il n'est en réalité qu'un colosse au pied d'argile, sur le point de s'écrouler à tout moment. Il a été si violemment mis à mal et laissé de côté toutes ces années que tu ressens le besoin de lui redonner la place qu'il mérite, que tu lui estime, que tu aimerais lui estimer. Mais tu ne sais pas comment y parvenir seul. Tu n'arrives pas à trouver cet équilibre. Tu as totalement perdu pied depuis...
Elle conclut sa phrase par un nouveau rire sonore.
— Mais je suis la personne idéale pour t'aider à cela. Femme, succube, humaine, démon... Qu'importe l'apparence que j'ai pour toi, car la seule et unique chose qui te plaît chez moi Allister...
Elle approcha son visage démoniaque à quelques centimètres de lui.
— ... c'est ton propre reflet loin mes yeux !
Puis elle vint plaquer violemment sa bouche contre celle du garçon, forçant le passage avec sa langue pour la lui enfoncer dans la bouche. Cette même langue qui finit par venir glisser dans l'oreille du garçon. Puis glisser le long de son cou. Puis sur son téton. Puis le long de son ventre. Et puis, et puis...

***

— Ha mais vous êtes là vous finalement ?
— Oui je... Je viens à peine d'arriver et...
— Ha bah ça oui, j'ai bien remarqué que vous n'étiez pas là tout à l'heure !
Allister avait un mal de crâne atroce. Et les cris de son patron n'arrangeaient rien. Il aurait au moins avoir voulu le temps de se couler un café avant qu'il ne tombe dessus
— C'est quoi votre excuse ?
— C'est... Je... Chef c'est...
— Vous n'en avez pas c'est ça ?
Allister poussa alors un gros soufflement bien sonore avec sa bouche pour manifester de façon grossière son agacement.
— Non chef, en effet, j'ai pas d'excuse. Ou plutôt si, mais elle va pas vous plaire. J'étais avec une fille hier soir, un vrai petit canon, et je l'ai ramoné toute la nuit tout en me prenant une énorme cuite au gin, donc du coup ouais, j'ai eu un peu de mal à entendre le réveil ce matin, et du coup j'suis en retard. Content ?
Mr Balamb serra fort son poing pour contenir sa rage. On aurait dit que les veines sur ses temps allaient exploser. En tant que manager professionnel, il tenta de résoudre ça par la diplomatie et dans le calme. Il se contenta de respirer très profondément et de prendre une voix faussement nuancée.
— Allister, ce que vous faites de votre temps libre, je n'en ai rien à faire ! Détruisez-vous la tête si ça vous chante crétin, c'est pas mon problème ! Mon problème par contre, c'est quand j'vous demande d'être présent à neuf heures à une réunion pour conclure le dossier Deling Inc., une importante réunion, pour laquelle vous comme moi avons travaillé très dur, et que je n'ai pas envie de voir gâché tout ça parce que votre nouvelle copine est alcoolique !
— C'est pas ma co...
— J'veux pas le savoir ! Il y a un temps pour la fête, et un temps pour le taf Allister, c'est tout ! Vous vous êtes engagé auprès de moi et auprès de toute cette société ! Je suis censé pouvoir compter sur vous ! Vos collègues comptent sur vous jeune homme ! Je vous rappelle que dans l'absolu, c'est vous qui faites rentrer le pognon sur les comptes en banque ! Vous pouvez pas vous permettre de faire n'importe quoi. Vous pouvez pas agir comme si vous étiez seul. Vous faites partie d'une équipe, de mon équipe, et je ne veux pas de gens comme ça chez moi !
Le jeune commercial se laissa tomber sur sa chaise de bureau, abattu. Les mots de son supérieur venaient de la ramener à la réalité, et commençaient à le ronger de culpabilité. A la vérité, il s'en voulait beaucoup et n'en revenait pas d'avoir parlé comme ça à son patron. Ce n'était pas dans ses habitudes de répliquer avec autant de virulence et de désinvolture. Ce n'était pas lui. Son désarroi se lisait à présent sur son visage. Mr Balamb s'assit calmement face à lui, et lui demanda alors d'un ton paternaliste :
— Vous êtes sûr que tout va bien en ce moment Allister ? Vous savez, si vous avez un peu de mal, vous pouvez prendre quelques jours... Je comprendrais, à la vue de ce qui s'est passé, c'est...
— Non chef, le coupa-t-il, je vous assure que tout va bien, ça va même très bien pour tout vous dire, je suis très heureux en ce moment, c'est simplement que... J'ai un peu perdu le contrôle hier soir. Je suis désolé.
— C'est des choses qui peuvent arriver jeune homme, seulement faites attention s'il vous plaît. Vous avez travaillé assez difficilement ces derniers temps, c'est pas pour tout foutre en l'air au final. Vous avez un avenir prometteur ici, je vous le dis en toute franchise, vous me l'avez prouvé assez souvent ces derniers temps. Et je crois en vous. Réellement, vous avez le potentiel pour réussir. Mais ne le gâchez pas avec ce genre de comportement. Sinon vous et moi on sait très bien où vous allez finir, et malgré toute la sympathie que j'ai pour vous, je ne pourrais rien y faire, parce que je n'aurais pas le choix.
— Oui, vous avez raison... Je suis vraiment désolé.
— Oui vous pouvez. Parce que ça ne passera pas deux fois. J'ai vraiment eu l'air d'un con tout à l'heure avec les clients.
— C'est la dernière fois, promis.
— Heureusement pour vous, Deling accepte de revenir un autre jour. Vous avez de la chance sur ce coup-là. Alors la prochaine fois...
Le chef se leva de sa chaise, reboutonnant solennellement sa veste de costume, lança un regard noir à son employé et lui lâcha d'un air grave :
— ... faites pas le con Allister. J'ai mes limites.
Puis il quitta le bureau, laissant le commercial dépité et honteux. Mais il revint rapidement sur ses pas pour passer simplement sa tête par l'encadrure de la porte et lança :
— Au fait, l'alcool j'suis effectivement pas pour. Par contre pour les gonzesses...
Et il conclut sa phrase en levant son pouce en l'air, avec un air très satisfait, avant de repartir.

***

Il devait bien faire près de 35° dans la chambre. Une véritable fournaise. Un été caniculaire comme il en arrive trop souvent depuis quelques années. Et malgré la température infernale, Pourpreline tenait à garder le drap sur elle. Elle entendit enfin l'eau s'arrêter de couler. Allister sortit de la salle de bain, serviette autour de la taille, et lui demanda si quelque chose lui ferait plaisir. Elle lui répondit qu'elle aussi prendrait bien une douche, mais qu'avant ça, un câlin serait l'idéal.
— Oui, ça, bien évidemment, mais... A boire ou à manger ?
Elle répondit que non, mais c'est pourtant avec un paquet de truffes au chocolat qu'il revint prendre place dans son lit aux côtés de sa belle. Elle ne pouvait être que ravie de cette initiative.
— Je sais que tu adores ça, alors j'ai pris un paquet exprès pour toi, lui avoua-t-il en le lui tendant pour lui laisser l'honneur de l'ouvrir.
Elle ne se fit pas prier, et en goba directement deux ou trois.
— C'est très gentil de ta part, j'apprécie vraiment, mais...
Elle vida sa bouche, se lécha les doigts, et reprit, très sérieuse :
— Pourquoi est-ce que tu fais tout ça ?
La question troubla tellement le garçon qu'il en stoppa son geste pour allumer sa cigarette. Il reposa finalement le briquet dans le lit et lui demanda :
— Tout ça quoi ?
— Tout ça ! M'emmener au cinéma, m'acheter des chocolats... Toutes ces choses que tu fais au quotidien depuis tout ce temps pour me faire plaisir !
— Et bien tu viens de le dire, pour te faire plaisir.
— Oui mais...
Elle soupira. Roula des yeux. Chercha ses mots. Avala un autre chocolat. Il alluma sa cigarette. Elle reprit :
— Toi et moi, si j'ai bien compris, on fait que coucher ensemble, donc pourquoi tu tiens à me faire plaisir ?
— Je sais pas, murmura-t-il en recrachant sa fumée.
— Tu "fais plaisir" comme ça à toutes tes autres copines ?
— "Toutes mes copines", de suite les grands mots... Pourpreline, personne n'a jamais parlé de...
— Ho me prends pas pour une conne Allister ! coupa-t-elle sèchement. Tu crois que j'ai pas remarqué les bas qui traînaient la dernière fois ? Franchement, à moins que ça soit ton truc de te travestir, et crois moi j't'en tiendrais pas rigueur, j'pense pas que je sois la seule à venir ici et à me dessaper dans cet appartement !
Allister se pinça les lèvres. Il avait du mal à l'admettre, mais il ne voulait pas non plus lui mentir. Elle enchaîna :
— Et tu sais quoi ? A la limite, c'est pas si grave. Parce que je peux comprendre. Que t'ai besoin de ça, ou bien que t'ai pas envie d'autre chose en ce moment, mais là le problème, c'est que je sais plus sur quel pied danser avec toi Allister ! Ca fait des semaines qu'on se fréquente, et j'ai aucune idée d'où on va, ni même si on y va en fait ! Si j'suis qu'un nom sur une liste, pourquoi tu m'accordes tant d'importance ? Et si j'ai tant d'importance, alors pourquoi j'suis qu'un nom sur une liste ?
— Mais tu voudrais quoi bordel ? Que j'te foute dehors dès qu'on a fini notre affaire ? Que notre relation se résume à coucher ensemble sur mon matelas pourri et basta ?
— Ha ! Tu vois, c'est là que ça coince Allister ! "Notre relation" ! C'est toi qui l'as dit ! Tu l'avoue toi-même, inconsciemment, que j'suis pas juste un coup comme ça !
Vexé par son propre lapsus, Allister tourna la tête de l'autre côté du lit, pour ne plus la voir. Mais ça ne l'empêcha pas de parler pour autant :
— Ce que j'aimerais savoir pour l'instant, c'est si tu es "en relation" avec d'autres. Si je suis unique à tes yeux, ou bien commune. Parce que tu t'envoies une greluche à l'occasion, ça passe encore. Mais que tu joues sur deux tableaux, ça par contre ça me ferait mal.
Du bout des lèvres, comme si cela lui faisait littéralement mal de le dire, Allister lâcha un tout petit "non" à peine audible.
— Non quoi ? s'écria Pourpreline.
— Non j'ai pas "de relation" avec les autres ! finit-il par lâcher, énervé.
— Ha donc y'en a d'autres ?
— Oui, ça je te l'ai jamais caché !
— Ok alors maintenant dis moi... Si c'est avec moi que tu es "en relation", et qu'avec les autres tu fais que coucher, toi et moi on est quoi ? C'est quoi du coup notre "relation" ? On va où comme ça toi et moi ? Parce que de ce que je comprends, t'as pas envie d'être officiellement en couple, mais dans le fond, tu veux pas non plus me rabaisser au rang de simple plan cul ! Alors oui, chacun s'amuse de son côté malgré les bons moments qu'on passe, les avantages sans les inconvénients ! Sauf que ça va durer qu'un temps ça Allister, il y a un moment où ça va mal tourner pour l'un de nous deux, et tu le sais très bien. Et ni toi ni moi n'avons envie de souff...
Il lui coupa violement la parole.
— Tu voulais pas prendre une douche ?
Fâchée, Pourpreline se retira du lit en gardant sur elle le drap, et partit dans la salle de bain, dont elle ne manqua pas de faire claquer bruyamment la porte.

***

La dernière note grave de la partition fut frappée avec tellement de virulence que le son en fit trembler les vitres du spacieux appartement ancien de Blanche. La quadragénaire en écarquilla les yeux de surprise, tandis que son élève gardait ses doigts crispés sur l'accord. Elle attendit que le silence revienne enfin pour déclarer :
— Et bien jeune homme... Quelle fougue !
Allister rouvrit lentement les yeux. Il n'avait pas vraiment eu conscience de l'énergie avec laquelle il venait d'interpréter sa composition. Un morceau nerveux, rapide, claquant, qui l'avait forcé à faire courir ses mains à toute vitesse sur clavier. Ses poignets en étaient tout endoloris et ses épaules raides. Il s'excusa timidement auprès de son instructrice.
— Ne t'excuse pas Allister. Ne t'excuse pas de libérer la colère qui est en toi !
— Mais je n'ai auc...
Blanche frappa alors violemment un coup sec de son talon sur son parquet en bois massif pour faire taire son élève. Une méthode efficace. Elle réajusta son décolleté et repris sereinement :
— Si ce à quoi je viens d'assister n'est pas de la colère, je suis curieuse de voir ce que cela donne quand tu l'es vraiment.
Allister déglutit avec difficulté. Peut-être que sa voluptueuse professeure avait raison. Peut-être était-il plus à cran qu'il ne voulait bien l'admettre lui-même. Il posa son regard sur ses mains. Elles tremblaient. Il les retira vivement du clavier du piano et en referma le couvercle avec fracas. Comme si cet instrument l'effrayait. Comme si ce qu'il venait de faire l'effrayait...
— Grands Dieux Allister, on en a déjà parlé, n'ai pas honte d'extérioriser tes sentiments à travers ta musique. Tous les artistes le font, et tu en est un toi aussi !
— Mais je n'ai pas envie de dévoi...
— Mais personne ne te demande de raconter ta vie, abruti ! hurla-t-elle. J'en ai rien à faire des détails, du fond du problème ! Tu veux la vérité ? Je m'en fous complètement de ta vie Allister, ce que je veux moi, ce que j'ai toujours voulu, c'est que tu te libères ! Que tu libères tout ce que tu as au fond des tripes ! Je veux entendre comment bat ton cœur ! Je veux l'entendre battre plus fort que le tonnerre dans la tempête ! Jusqu'à aujourd'hui Allister, j'ai toujours cru que tu étais mort à l'intérieur. Que tu étais un pianiste doué, mais avouons-le, dénué de toutes émotions. Que tu ne ressentais rien, que tu étais comme anesthésié par la vie elle-même. Mais là, enfin, avec ce que tu viens de m'offrir, tu exprimes quelque chose, quelque chose de vivant et de sincère. Et tu voudrais réellement réfreiner ça ?
Le jeune homme ne savait plus quoi dire. Il était partagé, heureux d'entendre ce genre de compliments, mais aussi vexé de constater que sa coach l'avait toujours considéré comme une coquille vide. Il resta alors un moment dans ses pensées, troublé. Il poussa un long soupir, et sans tourner le regard vers Blanche, il lui demanda :
— Tu crois ? Tu crois réellement que je dois laisser sortir tout ça ?
— Allister, sérieusement, j'vais t'en coller une. Ne me dis pas que tu n'as pas aimé ça ? Ne me dis pas que tu n'as pas senti ce feu te consumer les entrailles ? Ne me dis pas que ce torrent que tu viens de déverser sur le clavier ne t'as pas galvanisé ?
Mais Allister garda la réponse pour lui-même. Probablement par pudeur. Il détourna son visage. Elle avait pourtant raison. Et il le savait. Et elle savait qu'il le savait. Mais elle se contenta d'un ricanement discret, et ajouta :
— Cesse d'étouffer tes sentiments Allister. Aussi néfaste soient-il. Tu risques de passer à côté de grandes choses. Médites-y. Et reviens la semaine prochaine avec un esprit plus en phase avec toi-même. Pas avec ce masque que tu portes depuis tout ce temps. Maintenant file, ça fait cinq bonnes minutes que le suivant s'impatiente derrière la porte d'entrée.

***

La ruelle était sombre et silencieuse. Seul le brasero de son joint éclairait vaguement son visage. Elle regardait s'envoler l'épaisse fumée avec fascination, s'élever, tourbillonner et se perdre dans la nuit noire. Puis le silence fut rompu par des bruits de pas résonnant sur les pavés. Un sourire de satisfaction lui fendit le visage. Au coin de la rue, Allister fit enfin son apparition. Sans même la saluer, il lui demanda d'emblée quelle étrange idée elle avait eu de lui donner rendez-vous dans une impasse si glauque. Elle se contenta de lui placer un doigt sur la bouche pour le faire taire, lui fit une bise sensuelle, puis retira son doigt pour lui placer son pétard entre les lèvres. Dont il tira une taffe, avant de s'étouffer et de tousser bruyamment.
— Putain meuf, mais qu'est-ce que t'as foutu là-dedans, c'est... Merde !
Ludivine lui répondit avec un sourire mystérieux, et déclara d'une voix aguicheuse :
— Content que tu ai répondu à mon invitation très cher...
— J'avais pas mieux à faire... lui répondit-il avec sarcasme, tout en tirant une nouvelle bouffée sur cette étrange cigarette artisanale.
Elle eut un rire étouffé et satisfait, puis lui agrippa le poignet et l'entraîna au fond de l'impasse obscure.
— Viens, tu vas voir ce qu'on fait là. Tu ne vas pas le regretter crois moi.
Et tandis qu'elle ouvrait la marche pour le guider, sans lâcher sa main, Allister laissa courir son regard sur le corps de son amante. Son corset raffiné épousait à merveille sa fine taille, ses larges hanches dansaient au rythme lent de ses pas, et sa jupe courte dévoilait ses cuisses fermes et remontait ses fesses rondes...
L'espace de quelques secondes, Allister eu un flot de pensées salaces qui lui traversa l'esprit, oubliant même que cette femme n'était rien d'autre qu'une succube. Une succube qu'il avait honoré l'autre nuit. Si c'était bien cela qu'il avait vu...
Ses talons résonnaient sur les pavés de la rue. Ses talons d'un magnifique bleu roi. Au fond de l'impasse, Ludivine fit face à une immense porte en vieux bois usé, qu'elle frappa trois fois de son vigoureux poing. Il s'écoula quelques secondes de silence avant qu'une des lattes de bois de la porte ne coulisse et laisse apparaître simplement une paire d'yeux injectés de sang. Cette dernière scruta le visage de Ludivine avec insistance, puis referma d'un coup sec la meurtrière. Très lentement, dans un grincement épouvantable, la porte en bois finit par s'entrouvrir. Sans dire un seul mot, les deux la franchirent et pénétrèrent dans les ténèbres de cette cour intérieure.
Au fond de celle-ci, la trappe oblique d'un accès à une cave, grande ouverte, donnant sur des escaliers s'enfonçant sous terre. Un brouhaha régulier, sourd et étouffé en émanait, mais aussi une splendide lueur rouge saturée. Un panneau routier, semblable à ceux qu'on l'on trouve à l'entrée des villes, rongé par la rouille et la brûlure, était plaqué sur le mur, au-dessus de cet escalier. Il indiquait "Sheol". Allister était irrémédiablement hypnotisé par cet escalier, éberlué par ce qui semblait être l'entrée d'un bar clandestin au beau milieu de la ville. Ludivine se retourna vers lui, grand sourire sur les lèvres. Elle lui retira le joint de la bouche, en prit une énorme taffe et la recracha avec un rire sonore. Elle jeta le mégot au loin, agrippa à nouveau le poignet d'Allister, vaporeux, et l'entraîna dans les escaliers écarlates.

L'air y était étouffant. La musique assourdissante. Les néons rouges aveuglants. Allister évoluait dans ce club comme un enfant perdu. L'endroit était étriqué, bas de plafond. Les clients étaient tous serré les uns contre les autres. Et à y faire attention, beaucoup le dévisageait sur son passage, avec un air presque envieux. Puis il vit ce qu'il avait déjà presque oublié : la peau de Ludivine, pourtant si pâle, se recouvra peu à peu d'écailles verdâtres ; ses yeux s'agrandirent lentement au rythme de ses pas, et s'assombrirent jusqu'à faire disparaître la prunelle. Et telles des ronces sauvages, ses deux immenses cornes enroulées vinrent délicatement couronner son crâne. Il n'avait pas fait attention jusque-là tant la lumière criarde masquait leurs visages, mais nombreux des clients de ce bar avaient eux aussi uniquement de grandes pupilles noires dilatées. Certains avaient même des griffes au bout des mains, d'autre des sabots aux pieds... Il y a avait bien quelques personnes comme lui, humaines, mais elles étaient rares. Ludivine lui tirait toujours le poignet pour le guider à travers la foule, et tous deux atteignirent enfin le bar. Elle avait définitivement repris son aspect démoniaque. Elle devait être une habituée des lieux, car les autres clients lui lançaient des regards tantôt jaloux, tantôt complice. Elle s'accouda au bar, et fit un signe de la main au barman, à l'autre bout du comptoir, qui semblait débordé. Il lui accorda cependant son attention, en priorité aux autres clients face à lui, avec un bref signe de tête pour acquiescer. Elle n'eut qu'à faire un nouveau signe de main, et il comprit ce qu'elle souhaitait commander. Définitivement une habituée. Allister était fasciné par le spectacle de toutes ces créatures ondulant dans la pénombre cramoisie au son tonitruant de la basse électrique. Il sortit de son admiration en sentant un coup de coude dans ses côtes. Ludivine lui tendit un verre, un verre à pied rempli d'un liquide épais et pourpre, et l'invita à trinquer avec elle.
— Merci ma belle, hurla-t-il par-dessus la musique, mais je ne savais pas qu'on aller picoler ! Je n'ai pas pris mon argent !
— T'inquiète pas beau gosse, cria-t-elle aussi, tu me le paieras une autre fois. Ce soir c'est moi qui régale !
— Qu'est-ce que c'est ?
— Aucune importance, fais moi confiance !
Et tous deux s'envoyèrent ce cocktail au fond de la gorge. Allister trouva ça plutôt goûteux. Ludivine le descendit d'une traite, puis s'approcha de son invité, posa une main derrière sa nuque et entama une langoureuse danse à ses côtés. Plutôt charmé par cette initiative, il descendit le reste de son verre et le posa sur le comptoir poisseux du bar. Tous deux commencèrent alors à frotter leurs corps l'un contre l'autre au rythme de la musique. Puis elle attrapa encore une fois sa main, pour l'entraîner sur ce qui s'apparentait le plus à une piste de danse, et très rapidement, il n'était plus deux à être l'un contre l'autre, mais des dizaines.

Il n'aurait su dire combien de temps il dansa ainsi ni combien de verres de ce délicieux cocktail il descendit, mais il arriva un moment où Allister ressentit le besoin d'aller s'écrouler sur l'un des sofas en cuir au fond de la salle, aux côtés de diverses créatures inquiétantes. Certains semblaient consommer bien plus que de l'alcool, d'autre s'embrassaient toutes langues dehors, d'autres encore totalement amorphes, étaient allongés de tout leur long... Et ils n'auraient su en être certain, peut-être était-ce dû à sa transe, mais il aurait juré en apercevoir deux forniquer ensemble, au loin, directement sur l'accoudoir d'un canapé. Il était clairement arrivé à saturation : la musique avait gonflé ses tympans, les néons lui avaient brûlés la rétine, la sueur lui avait annihilé l'odorat, et l'alcool avait détruit ses sens...
Et alors qu'il luttait pour ne pas que sa lourde tête tombe en arrière, Ludivine apparut, sortant de la foule, et vint s'asseoir joyeusement sur ses genoux. Elle était encore très en forme, par rapport à lui. Ca l'extirpa quelque peu de sa torpeur. Il put ainsi confirmer ses doutes : il y avait bien trois personnes s'adonnant à un coït à quelques mètres de lui. Il ne sut dire ce qui était le plus surprenant : que ces trois-là fassent ça devant tout le monde, ou bien que tout le monde trouve cela tout à fait normal.
— Tu t'endors déjà chéri ? lui demanda Ludivine
— Je... Non, c'est...
— Dommage lapin, la soirée ne fait que commencer ! Mais ne t'en fais pas... J'ai quelque chose pour te redonner la pêche !
Elle plongea sa main dans le décolleté de son corset, et la ressortit en prenant bien soin d'effleurer sensuellement sa poitrine au passage. Elle ouvrit sa paume sous les yeux du jeune homme : deux pilules colorées s'y trouvaient.
— Qu'est-ce que... articula Allister.
— De quoi repartir avec vigueur ! coupa-t-elle, avant de placer un de ces pilules sur le bout de sa langue.
Elle lui lança un regard complice, toute langue dehors. Il hésita quelques secondes, puis finit par tirer sa langue lui aussi. Alors qu'il pensait que la jeune fille allait lui donner la pilule restante, elle se jeta sur lui, langue contre langue, et lui passa ainsi le cachet dans sa propre bouche.
Puis elle goba celui resté dans sa main, éclata de rire, se releva et tira le jeune homme du canapé. Sans lui lâcher la main, elle fendit la foule dansante avec excitation, tandis que le pauvre humain se heurtait à tous ces gens, mais reprenant tout de même peu à peu vie. Elle passa alors derrière le bar, et le serveur fit semblant de ne pas les voir. Elle l'entraîna dans ce qui semblait être l'arrière-salle, un coin isolé, réservé aux employés. Au milieu des casiers et des caisses de bière, elle attrapa une chaîne qui traînait au sol, et la tira de toutes ses forces. Une trappe s'ouvrit sur le plancher, révélant un nouvel escalier s'enfonçant encore plus profondément dans la terre... Impossible d'en voir le bout, tant il était plongé dans la pénombre. Ludivine, d'un geste de la main, invita le jeune homme à descendre...

Et à partir de ce moment précis de la soirée, Allister ne saurait raconter ce qui lui est réellement arriver par la suite. Non seulement il perdra toute notion du temps et de l'espace, mais il aura également beaucoup de difficulté à avoir des souvenirs exacts de ce qu'il s'est passé dans cette backroom. De ce qui fût réel, et de ce qui fût un fantasme. Il n'arrivera qu'à se remémorer de brefs moments et bribes floues... Comme ce moment où il était en train d'avoir des rapports avec trois, peut-être même quatre individus différents en même temps. Ou lorsqu'il vida une bouteille entière d'alcool directement au goulot, et que d'étranges créatures à la langue fourchue lapèrent sur son torse tout ce qui dégoulinait. Ou encore lorsqu'il sniffa une trace entière de cocaïne entre la menue poitrine d'une femme en transe. Il se rappellera tous ces corps d'homme, de femmes ou autres, nus, les uns contre les autres... Mais ce dont il se souvient parfaitement, c'est du regard de Ludivine. Ce regard qu'elle lui lança, lui en train de fumer de l'herbe, assis sur un fauteuil, deux femmes à genoux entre ses cuisses ; elle, à l'autre bout de la pièce, à califourchon sur un homme qui en avait un autre dans la bouche. Ce regard, droit dans le sien. Ce regard démoniaque, et pourtant terriblement complice...

***

On tambourina violemment à la porte de son logement. Il eut beaucoup de mal à ouvrir les yeux. La lumière aveuglante d'un soleil de pleine après-midi lui meurtrit la rétine.
Sa tête semblait vouloir imploser. Les coups répétés à sa porte ne l'aidait pas, il aurait cru qu'on frapper directement son crâne. Sa bouche était tellement sèche, et son corps si collant... Comment est-il rentré chez lui ? Quelle heure était-il ? Quel jour ? Les coups se firent encore plus virulents. Dans un effort surhumain, il parvint à se redresser sur son séant, mais la pièce tourna si rapidement autour de lui qu'il en eut la nausée. Il souffla un coup pour se ressaisir, et sortit du lit. C'est là qu'il remarqua ses atroces courbatures dans les cuisses. Il manqua de s'écrouler sur ses jambes, et se rattrapa au mur à côté de lui.
— Ca va, j'arrive ! hurla-t-il.
Il se redressa, se massa le crâne et enfila le premier jeans qui lui tomba sous la main, puis ouvrit ainsi la porte, sans t-shirt ni caleçon.
— Putain Allister, réponds quand on t'appelle bordel !
Pourpreline se tenait, colérique, sur le pas de sa porte. Pour éviter que sa réputation auprès de ses voisins ne se dégrade encore plus, il la fit entrer chez lui.
— Ho Grands Dieux Allister, t'as une mine affreuse, t'es passé sous un six tonnes ou quoi ? Mais qu'est-ce que t'as fait ? T'es au courant que ça fait des heu...
— Hoooo ! la coupa-t-il en hurlant. C'est quoi là le problème ?
— Le problème Allister c'est que ça va faire presque trente-six heures que tout le monde te cherche !
Trente-six heures ? Combien de temps avait-il dormi ? Combien de temps était-il réellement resté au Sheol ?
— Comment ça "tout le monde" ? lança-t-il
— Tes potes, qui t'écrivent et à qui tu réponds pas ! Moi, qui suis passée déjà trois fois ici sans que tu m'ouvres ! Ton boulot, auquel tu t'es pas pointé ce matin ! J'y suis passée, j'ai demandé après toi, mais personne ne savait où tu étais !
Allister regarda par la fenêtre de son séjour. Le soleil brillait. Il devait être dix-sept heures. Peut-être plus. Avait-il réellement passé sa journée à dormir ? Ou bien était-il encore dans ce club clandestin en début d'après-midi ? Qui donc l'avait ramené jusqu'à chez lui ? Il avait réussi tout seul ? Et puis il fut pris d'un seul coup d'une horrible pensée. Et si Ludivine était dans son appartement ? Et si elle était simplement dans la salle de bain ? L'idée qu'elle et Pourpreline puissent se rencontrer lui faisait frissonner l'échine. Un effroi qu'il n'expliquait pas, mais pourtant bien réel. Et tout à fait plausible. Peut-être était-ce elle qui l'avait ramené chez lui. Et peut-être avait-elle dormi ici. C'était même très probable. Et maintenant qu'il y pensait, son parfum semblait embaumer l'air...
— Mais tu m'écoutes au moins ? l'invectiva Pourpreline.
Sorti de ses pensées, et pour une raison qui lui échappa, Allister fut pris d'une vive irritabilité.
— Ho non c'est toi qui vas m'écouter ! Pour commencer, je fais ce que je veux de mes nuits, ça ne te regarde pas, pas plus que mes potes d'ailleurs ! Ensuite, tu passes pas comme ça à mon boulot, surtout si c'est pour aller y claironner qui j'y suis pas ! Mais ça va pas ou quoi ?
— Mais on s'inquiète pour toi Allister !
— Mais je vais très bien bordel ! Foutez-moi la paix, je vais très bien !
— Non justement, tu vas pas bien ! Regarde dans quel état tu es !
— Mais qu'est-ce que ça peut bien vous foutre bordel de merde ?! finit-il par hurler, ce qui figea de peur Pourpreline.
Mais le jeune homme ne remarqua même pas la panique de sa compagne, il continua de s'énerver :
— Putain, mais c'est quoi votre problème à tous ? C'est quoi votre délire de vous mêler de ma vie ? Vous êtes qui bordel pour savoir si je vais bien ou bien ? D'où vous vous permettez de décider dans quel état je suis ? Je sais très bien comment j'me sens ! Vous voulez pas me laissez vivre ? Pourquoi vous êtes sans cesse en train de vouloir contrôler tout ce que je fais ?
— C'est pas...
Elle tenta de l'apaiser avec une voix calme.
— C'est pas une question de contrôle Allister. Je me fais du souci pour toi. Vraiment. On se fait tous du souci. On voit bien que tu déra...
— Ha non s'il te plaît, tu me tiens pas ce genre de discours d'accord ? J'te dois rien Pourpreline, j'ai pas de compte à te rendre !
Elle poussa alors un soupir d'agacement.
— T'es qu'un gros con. C'est pas du tout ce que je t'ai dit. Ca n'as rien à voir. Tu sais quoi ? J'voulais juste savoir si t'étais vivant, c'est tout. J'ai ma réponse, j'te laisse tranquille.
Elle fit demi-tour, et quitta l'appartement en claquant la porte.

***

— Et vous pensez qu'on pourrait envisager l'installation d'ici la fin du mois ?
La question fut suivie d'un très long et gênant silence. Mr Balamb, les trois représentants de Deling Inc., tous ces visages se tournèrent vers Allister qui, visiblement, était fasciné par sa tasse de café vide.
— Allister, c'est à vous qu'on s'adresse là ! finit par lâcher sèchement son chef.
— Hein ? Ah oui, pardon... répondit mollement le commercial, avant de sombrer à nouveau dans le vague.
— Et donc ?! hurla le directeur, frappant du poing sur la table.
Mais cela ne fit pas plus réagir que ça son employé. Ce dernier se contenta de s'étirer et de bailler, sous le regard médusé des cadres de chez Deling Inc. Il poussa un soupir, s'ébouriffa les cheveux et finit par lâcher :
— Oui je... Je suppose que c'est envisageable oui...
Puis il commença à fouiller dans ses poches. Balamb, au bord de l'explosion, se râcla bruyamment la gorge et insista :
— Pourrait-on être plus précis Allister ? sur un ton faussement calme.
Mais Allister ne l'écoutait déjà plus. Il était totalement concentré sur les poches de sa veste de costume. Il finit par en sortir triomphalement un paquet de cigarettes, qu'il ouvrit pour en coller une entre ses lèvres, avant de tâter les poches de son pantalon à la recherche d'un briquet. Mais son supérieur, excédé, l'attrapa par le col et le souleva de son siège.
— Vous nous excusez une minute ? lança-t-il aux partenaires, avant de traîner son employé hors de la pièce, jusqu'à un petit couloir isolé, loin des open space de leurs collaborateurs.
— Bordel de merde, Allister, mais c'est quoi votre problème là ?
— Bah c'est à dire que je retrouve pas mon briquet donc...
Complètement déphasé, comme s'il n'avait même pas remarqué qu'il avait changé d'endroit, le garçon continua de fouiller ses poches. Le directeur le bouscula alors franchement contre le mur pour le faire réagir.
— Mais putain mais qu'est-ce qui vous arrive petit merdeux ? S'il n'y avait pas un truc qu'on appelle la loi du travail, je vous aurai déjà mis ma main dans la gueule ! C'est la réunion la plus importante de l'année, et vous, vous foutez tout en....
Balamb capta enfin directement le regard de son employé, qui semblait à peine tenir droit. Il titubait à moitié, sa tête roulant lentement sur ses épaules, et surtout ses yeux injectés de sang.
— Ho putain d'accord, je comprends mieux... Vous êtes totalement défoncé !
— Quoi ? Mais non... tenta vainement de se défendre Allister, déjà à demi reparti dans son trip.
— Si, Allister, vous êtes défoncé, répéta son chef, dont la voix venait passer de la colère à la déception. C'est lamentable. Vous êtes lamentable jeune homme !
Mais Allister ne releva même pas l'accusation de son chef. Il trouva finalement un briquet au fond de la poche arrière de son pantalon, et alluma sa cigarette. Balamb ne s'en étonna même pas. Même plus. Après lui avoir craché la fumée au visage, Allister le défia du regard et lui déclara, empli d'aplomb et d'assurance :
— J'en ai rien à foutre d'être lamentable à tes yeux vieux con.
— Je vous demande pard...
— Ho s'il te plaît ne fait pas semblant, tu as très bien compris ce que je viens de te dire. J'en ai rien à foutre. De toi, de Deling, de ta putain de boite de com de merde, de rien !
— Jeune homme, je crois que vous êtes bon pour une mise à pied avec effet immé...
— Une mise à pied ? Sérieusement ? Ma parole mais t'es encore plus con qu'il n'y parait en fait. J'me casse. J'arrête. J'en ai plein le cul de toi, de faire semblant de rigoler à tes blagues de beauf, de ton boulot où on se fait chier toute la journée, de tes réunions à la con, de tes softwares de merde, de porter une putain de cravate.
Le visage de Balamb se décomposa. Il ne savait même plus quoi dire. Il était simplement résigné, il savait qu'il était en train de perdre un précieux collaborateur, et qu'il ne pouvait plus rien y faire. Il le laissa donc finir sa crise, aussi pour ne pas faire de vague dans les locaux de la société. Allister enchaîna :
— Alors tu sais quoi vas-y trouve moi lamentable, j'en ai plus rien à foutre de rien de toute façon !
Et il jeta sa cigarette au sol, directement sur la moquette du couloir, et l'écrasa violemment avec son pied. Il dénoua avec de grands gestes nerveux sa cravate, qu'il laissa choir aussi. Sur ce, il tourna les talons, et prit la direction de la sortie, non sans être repassé devant les baies vitrées de la salle de réunion et avoir adressé un doigt d'honneur aux représentants de Deling Inc.

***

Personne ne sut vraiment ce que susurra James Bond à l'oreille de Xena à ce moment-là, mais toute la pièce entendit cette dernière éclater de rire, au point d'en couvrir la musique électro présente dans tout l'appartement. Les soirées déguisées chez Matthieu étaient peu à peu devenues une tradition mensuelle à force d'en organiser. C'était parti d'un délire entre pote, ils en avaient fait une pour Halloween il y a quelques années, puis une autre pour le nouvel an, et ainsi de suite, jusqu'à ce que cela devienne une véritable institution dans leurs cercles d'amis. C'était toujours des soirées très réussies, où la bonne humeur et la convivialité régnait, dans ce superbe et immense appartement que son ami et sa compagne louaient une fortune. L'occasion aussi de d'agrandir ce fameux cercle d'amis, puisque de nouveaux collègues et autres inconnus y étaient toujours les bienvenus. Et Allister développait de plus en plus son goût pour les inconnues justement...
Il n'avait pas été très inspiré par le thème du cinéma ce coup-ci, alors il s'était contenté d'enfiler un costume noir de son boulot, une chemise blanche, un nœud papillon, un pistolet en plastique dans la poche, un peu de gomina dans les cheveux, et le voilà avec un look à la Pierce Brosnan. Il aurait bien aimé continuer sa discussion avec Xena, dont il ignorait le prénom, surtout qu'elle ne semblait pas farouche. Mais il préférait ne pas lui dévoiler ses intentions tout de suite. Déjà, parce qu'il voulait profiter encore un peu de la fête, mais aussi parce qu'il avait appris, au fil des semaines, à force de fréquenter des femmes, qu'il valait mieux ne rien précipiter. Il s'excusa donc auprès d'elle et se leva du canapé dans lequel il était enfoncé depuis bien trop longtemps. Il traversa l'étroit couloir bondé de monde. Malgré l'admirable surface du logement, quand plus d'une cinquantaine de jeunes adultes y picolaient, tout devenait vite étriqué. Il salua de loin quelques connaissances qui venaient à peine de franchir la porte d'entrée. Il tituba quelque peu, il faut dire qu'il devait bien avoir déjà bu quatre ou cinq tequilas. Il atteignit enfin les toilettes et s'y enferma.
Enfin seul et à l'abri des regards, il sortit de sa poche intérieure son précieux butin. Un pochon rempli d'une poudre blanche, qu'il répandit délicatement et habilement sur le rebord du lave main, et qu'il façonna en une belle ligne bien épaisse. Ligne qu'il s'envoya aussitôt dans les narines. Il passa quelques secondes les yeux fermés, prenant une grande inspiration, le temps de savourer la satisfaction qui émanait en lui. Lorsqu'il les rouvrit, il tomba nez à nez avec son propre reflet dans le miroir. Il resta là, quelques instants, à se contempler dans la glace, immobile et silencieux...
Puis la cocaïne fit son effet ! Il balaya inutilement et négligemment du revers de la main le rebord du lavabo, refourgua sa drogue dans sa poche et sortit des toilettes avec une énergie débordante. La musique sonnait plus à ses oreilles. C'est avec quelques pas de danse ridicule qu'il retraversa l'étroit couloir pour arriver à la cuisine, où Le Joker, Indiana Jones, Edward aux Mains d'Argent et Dark Vador tenaient un débat musclé à propos des personnes transgenre, la fenêtre grande ouverte pour tenter d'évacuer la fumée de leurs cigarettes. Mais ce n'est pas ça qui intéressait notre agent secret. Il les bouscula sans demander pardon, ce qui les agaça un peu, pour atteindre le frigo et y enfoncer la tête.
— Donc sans gêne quoi, tu vas te servir directement dans mon frigo maintenant ?
Allister se retourna. Matthieu, ou plutôt Frodon Saquet, lui faisait une moue désapprobatrice. 007 se contenta d'un clin d'œil complice et attrapa la bouteille de whisky qui refroidissait dans la porte.
— Nan mais Allister, hey ! J'ai rien contre le fait que tu me prennes un verre de whisky mais au moins demandes moi avant de te servir directement comme ça dans mon frigo ! lui lança le hobbit, un peu énervé.
Mais Allister, grand sourire aux lèvres, fit semblant de ne pas l'entendre et lui tapota l'épaule de façon narquoise en quittant la pièce. De retour dans le séjour, Xena avait disparu. Mais cela ne préoccupa pas notre espion, qui, sans gêne aucune, dégaina un paquet de cigarettes de sa poche intérieure. Mais il en sortit un joint, déjà roulé, et l'alluma tout en se laissant tomber sur un fauteuil. L'envahissante fumée se répandit alors dans toute la pièce, et cela gêna clairement quelques personnes, qui manifestèrent bruyamment et clairement leur mécontentement. Mais Allister fit semblant de ne pas les entendre et continua de fumer comme s'il était seul dans la pièce. Passa alors devant lui Hermione Granger, qu'il agrippa au poignet pour la retenir
— Hey ! s'exclama la jeune fille, entre surprise et colère. Qu'est-ce qu'il se passe ?
— Où est-ce que tu vas aussi pressée que ça ? taquina Allister.
L'alcool et la drogue lui donnait un visage à la fois démoniaque mais souriant. En somme, pas très rassurant. Et la jeune sorcière ne manqua pas de le constater. Très peu en confiance, elle répondit prestement :
— Je vais sur le balcon.
Puis elle tenta de partir, mais Allister agrippa un peu plus fermement le poignet de la demoiselle, l'obligeant à rester sur place.
— Attends, deux minutes... Tu veux pas fumer un peu avec moi ?
— Non ! lui répliqua-t-elle fermement, avant de tenter une nouvelle fois de le fuir, mais en vain.
— Nan mais même si tu fumes pas, reste un p...
— Mec sérieusement, lâche-moi. Tu me fais mal, et en plus t'es grave flippant là.
— Rhô tout de suite les grands mots, ça va, détente, on est p...
C'est alors que Thor fit son apparition, arrachant avec force l'emprise qu'exerçait James Bond sur Hermione, et cette dernière en profita pour filer derechef.
— Putain c'est quoi ton problème à toi ? lui lança le super héros.
— Houlà, mais y'a aucun problème, je faisais que discuter avec cette charmante jeune fille, rien de mal !
— Ok alors déjà, la charmante jeune fille, c'est ma copine, et deuxièmement, si si petit merdeux, y'a un mal si, parce que quand elle te dit non et que t'insistes, ça s'ap...
— Nan mais on va se calmer tout de suite là ? D'où tu m'insulte comme ça toi ? s'échauffa Allister, qui venait de bondir de son siège pour faire face avec aplomb à Dieu Nordique.
Et bien que ce dernier fût bien plus grand et plus large que lui, 007 n'avait absolument pas peur de s'y confronter. Probablement l'alcool qui brouillait sa perception.
— Je t'insulte parce que c'est tout ce que tu mérites vu ton comportement de merde là, depuis le début de la soirée tu te comportes comme un connard, t'arrête pas d'emm...
Mais Allister ne laissa pas à Thor l'occasion de finir sa phrase. Non, dès que l'insulte monta à son cerveau endormi, il lui balança son poing en pleine figure, lui faisant immédiatement gicler le sang par les narines. Mais le gaillard n'en fut pas sonné pour autant, et répliqua rapidement de la même façon, et en une fraction de seconde, voilà que le séjour entier assista à une violente bagarre entre James Bond et Thor. Improbable. Rapidement, Edward et Indiana déboulèrent pour retenir l'Avenger, tandis que Mathieu, aidé de Dominique et Christophe, agrippèrent les bras d'Allister pour le traîner hors de l'appartement, sous le regard médusé du reste des invités. Ce dernier se débattait comme un diable, mais c'était purement inutile face à ses trois amis. Arrivés à l'extérieur, ils le jetèrent sur le trottoir sans ménagement. Furieux, Allister se releva directement et hurla :
— Laissez-moi y retourner ! J'vais lui démonter la gueule à ce fils de pute !
— Tu vas rien faire du tout abruti ! cria plus fort que lui Christophe. Putain mais t'es malade ou quoi ? Mais depuis quand tu t'embrouilles comme ça avec des mecs Ali ? Depuis quand tu te bats bordel ?
— Depuis que ce genre d'enculé vient me casser les couilles pour rien !
— Pour rien ? rétorqua Dominique. Mais tu te fous de notre gueule ? Mec mais t'as vu dans quel état t'es ? C'est quoi ça ? T'abuses !
— J'abuse ? D'où j'abuse ?
Matthieu tenta d'apaiser les tensions, en lui expliquant les choses calmement.
— Déjà tu dragues absolument tout ce qui bouge, sans déconner, j'ai une ou deux invitées qui sont parties tellement t'étais lourd...
— Ouais, des frigides quoi...
— ... ensuite tu te sers dans mon frigo, tu balances ta fumée partout dans l'appart, tu fais gaffe à rien. Et là en plus tu t'embrouille bêtement avec des gens ? Mais Ali mais sérieux mais c'est pas toi ça...
— Et bah peut-être que j'ai changé !
— Nan, le problème là surtout, c'est que t'es complètement raide ok ? lui expliqua son ami avec un air grave.
— Ouais ça va j'ai un peu bu, voilà, c'est pas...
— Ha non, t'as pas juste "un peu bu" non ! Tu crois qu'on a pas capté les restes de ta trace dans les toilettes ou quoi ? Sérieux là non seulement tu pars en couille mais en plus ça devient franchement gênant pour...
— Ha j'suis gênant maintenant ? s'énerva le garçon
— Nan mais Ali, c'est juste...
— C'est juste quoi enfoiré ? C'est juste que c'était mieux quand j'étais sage et coincé c'est ça ?
— Ali, t'énerves pas putain, c'est juste qu'on s'inquiète pour toi.
— Nan mais c'est bon j'ai compris bande d'enculés ! J'ai compris que j'vous casse les couilles ! Que j'suis devenu une plaie pour vous ! Que j'suis le truc qui entache vos parfaites et splendides petites vies ! Mais vous savez ce qui me rend encore plus fou moi ? C'est que vous vous en mêliez bordel ! D'où vous vous inquiétez ? J'vous ai rien demandé ! J'vais bien putain, j'vais bien, j'suis heureux comme ça. Quand j'étais coincé dans ma petite vie minable sans grand intérêt, là y'avait personne pour venir s'inquiéter pour moi, mais alors maintenant que je revis et que je m'amuse enfin, là d'un coup vous vous souvenez que j'existe ? Là vous venez me faire chier ? C'est pas aujourd'hui qu'y fallait s'inquiéter pour moi, me bombarder de message ou venir toquer à ma porte, c'était avant ! C'est trop tard maintenant !
N'arrivant pas à placer un seul mot ou même à trouver le bon pour apaiser leur ami, les trois compères s'échangèrent un regard qui voulait tout dire, et décidèrent d'abandonner pour ce soir.
— Rentre chez toi Allister... déclara avec tristesse Matthieu. Rentre chez toi et décuve. Là t'es beaucoup trop arraché mec. Tu deviens con, et violent. Tu restes pas chez moi dans cet état. Alors rentre s'il te plaît.
— Va te faire foutre connard. Allez vous faire foutre tous les trois ! J'ai pas besoin de vous de toute façon ! J'ai besoin de personne !
Et Allister, après un beau doigt d'honneur, tourna le dos à ses amis et s'engouffra en titubant dans les sombres ruelles de sa ville...

***

Et le silence si fit. Et le calme revint. Il est toujours impressionnant de constater la différence entre le chahut des étreintes et le calme qui s'en suit lorsqu'ils cessent. A quel point la pièce pouvait tourner, puis revenir à sa place en un instant. A quel point les corps sont capables de refroidir en quelques secondes à peine. De constater la violence du retour à la réalité. A une meilleure réalité ?
— Allister ? murmura la jeune fille, la tête dans le vide, renversée sur le lit, à l'envers, les pieds sur l'oreiller, nue sous les draps moites.
— Oui ? lui répondit-il, de l'autre côté du lit, la tête contre le mur.
— Est-ce que... Est-ce que c'était une jolie fille ?
Allister allait lui demander de qui elle parlait. Mais avant que le moindre mot ne sorte de sa bouche, il comprit qu'à l'évidence, il ne servait à rien de faire semblant de ne pas avoir compris. Il poussa un long soupir, et son regard se perdit dans le vague.
— Elle était... Elle est aussi jolie que n'importe qu'elle autre jolie fille.
— Pourquoi elle alors ?
Allister fut frappé par la pertinence de la question. A croire qu'il ne se l'était jamais vraiment posée à lui-même. Il resta alors dans un mutisme qui semblait amuser la jeune fille. Elle enchaîna :
— Qu'est ce qu'il s'est passé ?
Le regard toujours dans le vide, les pieds de la femme à côté de lui, il soupira à nouveau, les yeux humides. La lumière dorée du lampadaire au dehors inondait la pièce d'une lueur jaune pastel, chaleureuse. Dans la pièce d'à côté tournait en boucle sur son enceinte sa playlist depuis des jours, à très bas volume. Il résonnait alors dans l'appartement à ce moment-là un langoureux et mélancolique solo de piano. Evidemment un solo de piano...
— Je ne sais pas. Pas exactement, finit-il par lâcher. Et je crois que je ne le sais toujours pas.
Il roula sa tête sur le côté, hagard. Elle jouait avec sa chevelure, le regard dans le vague, comme perdue dans un songe. Il continua :
— Je pense qu'en grandissant, qu'en évoluant, elle et moi avons pris chacun des chemins très différents...
— C'est bizarre tu ne trouves pas ?
— Quoi donc ?
— A la base, on est tous des étrangers aux yeux des autres. Mais on se rencontre. On se plaît, on s'apprivoise, on vit des aventures. Et puis on tombe amoureux... Et on se fait des promesses. De belles promesses. Et puis un beau jour, sans trop savoir pourquoi, on ne sait plaît plus. Les aventures sont devenues des galères. Et l'on brise ses promesses. Et nous redevenons des étrangers l'un pour l'autre...
Le silence se fit encore plus lourd, et paradoxalement le piano plus retentissant. Elle avait lâché ça avec tellement d'insouciance, tellement de détachement. Comme une enfant qui lâche une terrible vérité en public sans se rendre compte qu'il s'agit en fait d'un secret. Pourtant le cœur d'Allister se glaça si fort... Mais pourquoi est-ce qu'elle avait dit tout ça ?
— Mais pourquoi est-ce que tu as dit tout ça ? répéta-t-il à haute voix avec une certaine colère dans la voix.
Elle haussa les épaules.
— J'en sais rien... Je disais ça comme ça.
Allister eut envie de verser toutes les larmes de son âme. Ou bien de frapper le mur de toute ses forces. Il se contenta de rouler à nouveau sa tête de l'autre côté, vers la fenêtre. Il aurait voulu voir les étoiles, mais le lampadaire l'aveuglait, et les petits petons de la demoiselle n'arrangeaient rien.
— Et tu penses que c'est la bonne solution ? reprit-elle.
— Quoi donc ? s'impatienta le jeune homme.
Elle écarta alors lentement les bras, les levant vers le ciel pour former d'immenses cercles dans le vide, comme pour attraper la pièce entière. Allister parcourut alors du regard tout ce qui se trouvait autour de lui. Des cendriers pleins. Des bouteilles vides. Des vêtements sales. Des préservatifs souillés. Des pochons usagés... Sans aucune émotion dans la voix, il déclara :
— Je n'en sais rien. Je n'en ai aucune idée. Mais en attendant, ça fait du bien... Un bien fou.
— Oui. Mais à long terme ?
— Je n'ai pas envie de voir à long terme. J'en suis fatigué. Fatigué de faire des choix, de devoir prendre des décisions. Fatigué de me projeter, de me soucier du futur. Fatigué de réfléchir... J'ai simplement envie de vivre au jour le jour. J'ai assez ramé dans ma vie. A présent j'ai simplement envie... Laisser dériver la barque, et de voir où elle me mène...
— Mais si tu finis par t'échouer sur les rochers ?
— Et bien qu'importe... J'aurais navigué comme je le souhaitais au moins une fois dans ma vie. Au moins pendant un temps, j'aurai tenu la barre, ou justement pas.
La jeune femme esquissa un sourire pour elle-même. Elle releva la tête, enroula le drap autour d'elle et sortit du lit. Allister lui lança un regard interrogateur. Le halo lumineux doré derrière elle plongeait son visage et son corps dans un contre-jour, ne faisant d'elle plus qu'une simple silhouette.
— Il se fait tard. Je vais te laisser...
Elle quitta la pièce. Allister n'entendit rien d'autre que le drap tombé sur son plancher. Et quelques instants de silence après, la porte de son appartement claqua.

***

Les lignes blanches défilaient à toute vitesse dans la nuit noire, sous sa pupille dilatée. Les lampadaires n'étaient plus que des stroboscopes aveuglants. Il n'aurait même pas su dire s'il était à contre sens ou non. A presque une centaine de kilomètre à l'heure, Allister traversait la campagne au volant de sa citadine. Sans savoir où il allait. Ni d'où il venait d'ailleurs. Ni sans se souvenir de ce qu'il s'était passé, de ce qu'il avait consommé, avant de monter dans sa voiture. Il y avait bien une bouteille de whisky à moitié vide sur le siège passager, mais au vu de la confusion qui régnait dans son esprit, nul doute qu'il ne s'était pas contenté que de cela. Il n'avait aucunement conscience qu'il venait de dépasser la barre des cent vingt sur une départementale. Qu'importe ce qu'il avait pris, lui, tout ce qu'il voulait, c'était sentir le vent lui fouetter le visage. Faire couler la liberté dans ses veines... C'en était presque plus cette sensation-là qui l'enivrait. Il était bien plus galvanisé par la perspective de filer à toute vitesse dans la nuit plutôt que par la kétamine qu'il s'était enfilé. S'enfoncer dans l'obscurité, pénétrer dans les ténèbres, toujours plus loin, toujours plus sombre, voilà en cet instant précis ce qui inondait son esprit d'endorphine.
Un instant seulement, car brutalement, tout se stoppa en une fraction de seconde. Sans comprendre pourquoi ni comment, il eut cette inquiétante sensation. Celle que son corps ne lui appartenait plus. Celle de flotter dans un monde sans gravité. Celle de ne plus faire partie du présent. Une seconde, une simple seconde, dans un état de grâce suprême.
Puis la douleur.
Intense.
Les lignes blanches s'immobilisèrent.
Les lampadaires cessèrent de clignoter.
Plus de vent dans les cheveux.
Plus de liberté dans les veines.
Plus d'endorphine.
La gravité était de retour, plus présente, plus pesante que jamais.
Allister releva sa tête. De la tôle et du verre. Partout. Partout sur le bitume. Eparpillé. Il ne sentait plus son bras gauche. Il s'aida du droit pour se relever. Sa tête vacillait. Il dû s'y reprendre à trois fois. Il avait du mal à tenir sur ses jambes. Du sang ruisselait tout le long de ses bras, de son front, de son torse. Sa voiture n'était plus rien d'autre qu'un tas de ferraille informe. Il mit ainsi plusieurs minutes à réaliser, titubant au milieu du carrefour, qu'il venait d'échapper à la mort.
A réaliser qu'il venait de traverser son pare-brise.
A réaliser que toute cette ferraille ne provenait pas uniquement de son véhicule à lui... Puis la stupéfaction laissa place à l'angoisse. Il voulut courir vers les carcasses, mais trébucha, dérapant sur les bris de verre, qui vinrent alors s'enfoncer violent dans les paumes de ses mains. Mais il ne songea, il ne sentit même pas la douleur. Il se releva, et boita jusqu'au deux épaves... Son sang se glaça, son cœur se stoppa. Sur le siège conducteur de ce qu'il restait d'une Mini Cooper à damier, ce qu'il s'était refusé à imaginer devint une réalité : Pourpreline, le visage en sang, était inconsciente.
Il tomba à genoux au sol, et alors qu'il pensait déverser un torrent de larmes, c'est en fait un hurlement de rage perçant les ténèbres qui surgit de son âme...
Mais, malgré ses cris à s'en déchirer les poumons, Allister perçut un léger ricanement s'élever derrière lui. Il se retourna, et ce fut comme une évidence. Ludivine, debout au milieu de la route.
Ludivine et son corps filiforme.
Ludivine et sa peau de serpent.
Ses yeux noirs. Ses cornes pointues.
Ludivine la succube et son rire machiavélique.
— Qu'est-ce que tu as fait ?! hurla Allister avec une rage qu'il ne se connaissait pas.
— Moi ? s'indigna faussement la démone. Mais je n'ai rien fait moi chéri. Ce n'est pas moi qui tenais le volant.
— Alors qu'est-ce que tu fous là ?
Ludivine esquissa un sourire et s'approcha du jeune homme, avec sa démarche lente en sensuelle qui la caractérisait tant. Elle passa la main dans les cheveux du garçon, toujours à genoux au milieu des débris.
— Qu'est-ce que tu fous là ? répéta-t-il, cette fois-ci dans un murmure, presque pour lui-même, tandis que des larmes naissaient au coin de ses yeux.
Elle se planta fièrement devant lui :
— Je suis venue profiter du spectacle.
— Est-ce que tu te fous de ma gueule ? T'en... T'en a pas déjà assez fait comme ça ?
— Qu'est-ce que j'ai fait selon toi garçon ?
— C'est toi... C'est toi qui m'as entraîné dans tout ça...
Les larmes finirent par rouler sur les joues d'Allister à genoux, tandis que Ludivine, souriante, le toisait de haut avec son regard noir. Pourpreline était toujours immobile.
— Dans tout ça ? répéta-t-elle avec innocence.
— Le sexe, l'alcool, la drogue... C'est à cause de toi si j'en suis là aujourd'hui. Si j'me défonce comme ça. Si j'ai dérapé à ce point-là. Si j'me suis littéralement crashé, tout ça c'est ta faute. C'est parce que tu m'y as entraîné. C'est parce que tu as appuyé, approuvé, accéléré cette chute. Tu m'as fait croire que tout ça, cette vie, était une belle vie...
— La bonne blague bichon. N'essaye pas de fuir tes responsabilités, ni de les faire porter à quelqu'un d'autre, comme tu sais si bien le faire. C'est moi qui t'ai forcé à picoler tous les soirs ? J't'ai menacé quand j't'ai proposé des cachetons ? Tu fumais pas avant de me connaître peut-être ? J'ai braqué un fusil sur ta tempe pour t'obliger à me bouffer le cul, ou celui de toutes les autres ? Et ce soir, là, c'est moi qui t'es demandé de descendre cette bouteille ? De prendre ces traces ? De monter dans cette bagnole ? Bouffon va... T'as fait ça tout seul, comme le grand con que tu es. J'ai rien accéléré du tout Allister, et j't'ai sûrement rien fait croire non plus. C'est toi qui t'es mis cette idée en tête, toi seul. Et entre nous, j'te trouves bien faux-cul, parce que t'étais quand même bien content de me trouver pour faire tout ça. Hier j'étais ta partenaire de crime idéal, et aujourd'hui je suis ton bourreau ? T'es vraiment le roi des connards...
Allister sentit une colère monter en lui. Le genre de colère qu'on ne contrôle pas, contre laquelle on ne peut rien faire. Désespéré par ce déchet humain, Ludivine s'adossa contre la carcasse de la voiture de Pourpreline et leva les bras au ciel :
— Et puis s'il te plait Allister, d'une façon ou d'une autre, tu en serais arrivé là, avec ou sans moi. C'était en toi depuis le début, je n'ai fait que lui donner un visage. Cette colère, cette haine envers la vie elle-même, cette... Noirceur ! Elle est tapie au fond de tes tripes depuis des années, des années entières, et tu as tout fait pour l'ignorer, tu as préféré détourner le regard, tu as préféré te rendre sourd à ses appels, et qu'est-ce que cela a fini par donner comme résultat ? Frustrations et déceptions. Et t'as décidé, comme le dernier des cons, de finalement tout relâcher depuis ton divorce. Ho merde oui Allister, ton divorce ! Ton foutu de putain de divorce, avec lequel tu nous les brise depuis des semaines entières. J'en peux plus de t'entendre, toi et les autres, ne parler que de ça à longueur de journée. C'est à ce moment-là que t'as commencé à déconner. C'est à ce moment là que ta vraie nature s'est révélée. On échappe pas à qui on est. Et tu veux la vérité ? Dans tout ça, tu as surtout eu de la chance que j'ai croisé ta route.
— De la chance ? s'indigna Allister, poings serrés et mâchoire crispée.
— Oui parce que vois-tu trésor, contrairement à tous les autres, moi au moins je t'ai mis en garde...
La sombre femme se pencha alors sur lui, et du bout des lèvres lui susurra à l'oreille :
— Je t'avais prévenu que tu me le paierais plus tard !
Allister fut alors pris d'une soudaine rage explosive. Incontrôlable. Aveuglante. D'une violence qu'il n'avait même jamais imaginée. A tel point que son corps sembla se régénérer de lui-même. Qu'il en retrouva une force nouvelle. Comme si aucun accident n'avait eu lieu. Il saisit à ses pieds un morceau de tôle acérée. Se releva avec majesté.
Et d'un geste vif et assuré, il enfonça de toutes ses forces cette dague de fortune dans le ventre de Ludivine, transperçant ses écailles de reptile de son tranchant.
Et Ludivine de rester de marbre.
Allister, lui, sentit une froide morsure dans ses entrailles. Il recula d'un pas, effaré. Ludivine, ferraille en travers du corps, semblait s'amuser de la situation.
Allister baissa les yeux...
Une plaie. Une immense plaie, sanglante et suintante, lui déchirait l'abdomen. La surprise fut telle qu'il ne sentit pas de suite la douleur. Sa confusion fut si violente qu'il faillit en tomber dans les pommes. Mais la succube l'attrapa par le col avant qu'il ne s'écroule au sol, et lui hurla à quelques centimètre de son visage :
— N'as-tu donc toujours pas compris ? N'as-tu donc toujours pas compris qui je suis, et contre qui tu te bat réellement Allister ?
Et le garçon de plonger son vitreux regard dans celui, miroitant et obscur, de sa partenaire. Il ne lui fallut pas plus d'une seconde pour réaliser ce qu'il y voyait. Une seconde de lucidité.
Tout devint alors très limpide dans son esprit. Il savait ce qu'il lui restait à faire. Toujours en soutenant avec haine le regard de la succube, il saisit à pleine mains, avec virulence, les deux cornes de la bête.
Et commença à les écarter de toutes ses forces.
Ludivine hurla de douleur, et une fulgurante migraine le frappa lui aussi !
— Pauvre fou, lui hurla-t-elle avec une voix caverneuse, ce que tu fais là est inutile !
Mais il n'écoutait même plus ce démon. Il continua de tirer aussi fort que possible sur ces deux cornes pointues. Et plus il tirait dessus, plus la douleur s'intensifiait dans son propre crâne. Mais il ne renoncerait pas. Il ne renoncerait plus.
Et puis un craquement.
Sourd.
Puissant.
La douleur qu'il ressentit lui fit perdre à moitié connaissance. Il ne tenait debout que parce que Ludivine agrippait toujours son col. Ludivine, dont le crâne s'était fendu, déversant sur son visage un flot de muqueuse verdâtre et visqueuse. On pouvait voir apparaître sa cervelle à travers l'orifice laissé par la blessure infligée par son amant. Elle hurlait à la mort, tandis qu'il était au bord de la syncope. Mais il n'en avait pas fini. Non. Malgré tout, il continuait de tirer sur les cornes de la succube. Lorsque d'un seul coup, presque à bout de force, elle cessa mystérieusement de crier pour déclarer calmement et solennellement, telle une sentence :
— Achève-moi mon amour, achève-nous, mais n'oublies jamais ceci : je serais toujours un reflet loin dans tes yeux !
Et bien que cette vérité faillit le faire définitivement sombrer, Allister trouva, héroïquement, un dernier souffle de force, et dans un ultime effort, ouvrit en deux le crâne de Ludivine, libérant ainsi sur le bitume sang, viscères, organes et boyaux. Il s'écroula sur le sol, et sombra dans l'inconscient...

***

Allister était fasciné par son propre reflet dans le miroir. Il était plongé dans le bleu de ses beaux yeux. Il admirait les traits de son joli visage. Il était comme hypnotisé par sa propre image. A chaque fois qu'il se contemplait dans la glace, il se demandait toujours ce que devenait son reflet lorsqu'il partait loin du miroir. Il lui arrivait aussi penser qu'il n'était peut-être lui-même qu'un simple reflet... Dans ce cas-là, que deviendrait-il si la personne qu'il contemplait venait à s'éloigner du miroir ? Il fut extirpé de ses pensées par le bruit sourd de quelqu'un toquant à la porte pourtant déjà ouverte.
— Dépêche-toi, ils vont finir par t'attendre ! lui lança une voix féminine. Il ne se prit pas la peine de répondre.
Il secoua la tête et souffla un bon coup pour se calmer. Ce n'était pas la première fois qu'il jouait devant un public. Ni la première fois qu'il montait sur scène. Mais faire la première partie d'un prestigieux artiste dans une vraie salle de concert comble était inédit pour lui. Le trac lui faisait presque perdre ses moyens. Mais il n'allait sûrement pas abandonner maintenant. A l'entrée de la loge, Pourpreline l'attendait pour le soutenir. Elle avait fait des pieds et des mains pour obtenir un laisser-passer dans les coulisses, et la production avait fini par céder. Allister était content de l'avoir à ses côtés dans un moment aussi important. Quant à elle, elle était vraiment fière de lui. Il lui sourit, et se leva pour l'embrasser tendrement sur les lèvres.
— T'es prêt ?
— Je serais jamais vraiment prêt pour ça je crois, mais j'imagine qu'il est trop tard pour partir en courant ! plaisanta le musicien, trop nerveux pour rester sérieux.
— Tu vas assurer comme une bête, je le sais, tu es le meilleur mon amour, rassura tendrement la jeune fille.
Même au travers des épais murs de la salle, on pouvait entendre le millier de personne s'impatienter bruyamment dans la fosse. Et bien qu'Allister savait parfaitement que ce n'était pas pour lui qu'ils étaient là, cela le rendait encore plus tendu. Mais il fit semblant de garder la face devant Pourpreline.
— Ça ne va pas tarder, je vais devoir aller en coulisses, mais tu veux que je te pousse jusqu'à ta place ?
— Non, je vais me débrouiller, lui répondit-elle, souriante.
Allister savait parfaitement que, par fierté, sa compagne préférait pousser elle-même son fauteuil roulant, mais il ne pouvait toujours pas s'empêcher de lui proposer son aide. Depuis presque quatre longues années maintenant, ce fauteuil lui rappelait tous les jours ce terrible accident. Malgré le fait qu'elle lui avait pardonné, il ne pouvait pas faire autrement que de s'en vouloir de l'avoir blessée pour le reste de sa vie. Il avait même songé à la quitter, à ne plus jamais la revoir, pour ne pas la faire souffrir d'avantage, car ce qu'il avait fait et les séquelles que cela avait laissé étaient impardonnables, mais elle lui avait fait comprendre qu'elle souffrirait encore plus s'il disparaissait. Aujourd'hui, chaque couinement de roue de ce fauteuil lui rappelait inévitablement les erreurs qu'il avait commises, et le comportement égoïste qui avait conduit à cette tragédie. Mais cela lui permettait aussi, surtout, de garder la tête froide...
Ils arrivèrent au bout du couloir mal éclairé, et se séparèrent là, non sans s'être encore une fois embrassé pour se souhaiter bonne chance. Un technicien lui fit signe de loin qu'il était temps de monter sur scène. Allister gravit les quelques marches qui le séparait des planches. Il réajusta une dernière fois son costume.
Les lumières dans la salle s'éteignirent.
La foule hurla.
La pression monta encore d'un cran.
Il ferma les yeux pour se vider la tête, et expira bruyamment. Puis il franchit le cap. Il s'avança avec assurance vers son piano, trônant au milieu de la scène, simplement éclairé par une poursuite à l'ancienne. Le public, bien qu'il lui soit inconnu, l'acclama à tout rompre. Il les salua poliment, avec toute la modestie qui le caractérisait. Malgré l'aveuglant projecteur de plein front, il distingua Pourpreline au premier rang, Matthieu, Dominique et Christophe juste derrière. Même Blanche était là. Il s'assit sur le tabouret, remercia d'un signe de tête son auditoire, et posa enfin ses mains sur le clavier.
Pendant plus de vingt minutes, le jeune virtuose fit résonner toute son âme sur les cordes de son instrument, plongeant le public dans une émotion et une introspection rare. Chaque morceau se jouait dans un silence religieux tant la foule était émue, puis rompait ce silence avec des applaudissements assourdissants. Pourpreline en avait les larmes aux yeux. Blanche était emplie de fierté.
Mais alors que son tour de chant touchait presque à sa fin, il prit enfin la parole pour s'adresser à la salle.
— Merci. Merci à tous, c'est... Très touchant pour moi. Merci pour vos applaudissement et pour m'avoir écouté. Nous arrivons bientôt à la fin de cette première partie, mais il me reste encore un dernier morceau à jouer avant de céder ma place à la star de la soirée. Un dernier morceau qui compte beaucoup pour moi car...
Il prit une seconde pour se râcler la gorge et déglutir. Malgré l'excellente prestation qu'il venait de donner, on sentait d'un seul coup le jeune homme assez vacillant. Il reprit tout de même :
— ... car le thème de ce dernier titre est un sujet qui me touche particulièrement, puisque je suis moi-même passé par là il y a encore peu.
Allister sentit alors une sueur froide parcourir son échine, ce que ne manquèrent pas de remarquer les spectateurs des premiers rangs. Mais le sourire de Pourpreline parmi eux lui donna la force de continuer.
— Ce morceau va exprimer ce que l'on ressent lorsqu'on est atteint de dépression. C'est la première fois pour moi en quatre année de scène et de concerts que j'aborde ce sujet, et celui-ci me tiens particulièrement à cœur. Comme je viens de vous le dire, j'ai moi-même traversé un épisode dépressif violent dans mon passé et...
Sa voix bloqua. Il baissa les yeux sur son piano n'osant plus faire face à son public. Une gêne, une honte s'empara de lui. Mais il savait qu'il devait le faire. Il se reprit rapidement, et releva les yeux, le front, avec détermination et aplomb.
— ... et je suis donc parfaitement au fait de tout ce que cela entraîne comme drame dans une vie, et ce par quoi on passe quand cette maladie nous frappe. Bien que je ne sois ni médecin ni psychanalyste, j'aimerai, avant de jouer, à titre purement personnel, vous dire que la dépression n'est pas une fatalité en soi. Elle n'est finalement rien d'autre qu'un incubateur, un révélateur diraient certains, des pans les plus noirs de notre personnalité...
C'est alors que le rideau du côté de la scène, depuis les coulisses, s'entrouvrit, ce que personne dans le public ne sembla remarquer. Ils étaient tous très concentrés sur le pianiste, bien que ce dernier tournât la tête en direction des l'arrière-scène.
— Des pans dont, en réalité, malgré leurs caractères néfastes, il ne faut pas avoir peur, ou même honte. Beaucoup vous diront de les fuir, de les refouler, de chercher à les masquer ou à les faire taire, mais à vous dire la vérité...
Le rideau s'ouvrit définitivement, et personne dans l'assemblée ne sembla remarquer la présence de cette superbe jeune femme qui venait d'entrer sur scène. Elle marcha, lentement et sensuellement, en direction du piano, ses talons résonnants dans toute la salle.
Ses talons d'un magnifique bleu roi...
Personne ne semblait faire attention à elle, et pourtant Allister avait les yeux rivées sur cette fille, et l'on pouvait presque voir apparaître des larmes d'émotions au coin de ses yeux tandis qu'il continuait son discours.
— ... ces côtés obscurs, que nous avons enfoui chacun en nous, font bel et bien partie de nous. Ils sont une part de notre identité. Et ils sont véritablement des maux nécessaires. Nécessaires à une meilleure compréhension de soi. Ils sont durs à accepter, mais ils nous aident paradoxalement à vivre plus facilement, car ils nous révèlent à nous-même.
La belle jeune femme arriva finalement devant le piano, et dans l'indifférence totale du reste de l'assemblée, s'assit dessus avec grâce.
— Ce que j'essaie simplement de vous dire cher public, c'est que nous cohabitons tous avec un démon en nous, et que le fait d'avoir peur de ce démon vous conduira justement à la dépression. Pour éviter cela, il faut simplement...
L'exquise créature se laissa alors tomber en arrière, s'allongeant de tout son long sur le superbe couvercle en chêne laqué. Elle tira de son décolleté un paquet de cigarettes, qu'elle alluma avec de grands gestes. Allister planta son regard, droit dans le sien.
Ce regard démoniaque, et pourtant terriblement complice...
Il lui sourit tendrement. Elle lui rendit son sourire, et il finit par déclarer enfin, sans détourner ses yeux d'elle :
— Il faut simplement apprendre à vivre avec...

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