Une mer infinie de taules ondulées auxquelles la lumière du jour donne vie s'étend à perte de vue. Cet océan gris terni par le temps renferme pourtant des abysses colorés. Marchés aux épices, vendeurs de tissus, petites cahutes, tout s'enchevêtre en un délicieux chaos. Tout y est mouvements, tout y est sens. Odorat, goût, ouïe, toucher, vue, tout est happé par ce lieu, chacun percevant et révélant une facette différente de cette marée de misère.
Les enfants rient et jouent dans les ruelles, aussi libres et désinvoltes qu'insaisissables, ils sont un souffle de vie et de légèreté dans ce monde fatigué. Chacun s'affaire, se presse, survit. Chacun fait comme il peut, ni plus ni plus ni moins, on espère simplement un lendemain.
Indra court à en perdre haleine. Il court, volatile, slalomant entre les étales sous le regard courroucé des adultes, avançant parmi la joyeuse cohue d'enfants qui l'accompagne. Il n'a plus le choix, il doit courir. Il ne peut se permettre d'être en retard et doit tout faire pour l'éviter. Courir. Que penserait-il de lui ? Lui qui lui a tout offert, tout appris, grâce à qui il a encore une chance de s'en sortir, de partir de cette antre de déchéance. Courir. Quel déshonneur ce serait de le décevoir. A bout de souffle, il continue, persévérant dans sa course. Ses pieds volent littéralement au-dessus du sol. Courir. Il l'apprécie au plus haut point, lui donnant son plus grand respect et ses plus grandes espérances. Tout ce qu'il possède lui est dû, même s'il s'agit de bien peu de choses. Alors qu'aujourd'hui il se montre ingrat par son retard. Quelle honte ! Courir, absolument. Il y met toute sa hargne. Il court, éperdument, plus rien d'autre ne compte : courir est primordial. Droite. Gauche. Le parfum de roses de la fleuristerie. Encore. Il tourne à gauche.
Stop.
Il pila net...
...et s'écroula.
Il était éreinté, reprendre son souffle lui semblait impossible. Un poids énorme comprimait sa poitrine. Il ne lui était plus possible de déglutir, ni de parler, ni de faire quoi que ce soit d'autre. Son cœur battait la chamade et ses tempes frappaient douloureusement contre son crâne. Il était couvert de sueur, mais cela était bien le cadet de ses soucis. Il était à l'heure, et même pile à l'heure.
Un homme d'une quarantaine d'année lui ouvrit la porte, le regard remplit d'amusement. L'allure digne, le port altier, il dénotait dans ce quartier pauvre. L'enfant le regardait les yeux ronds, toute son admiration pour cet homme transparaissait dans son attitude ; il était, sans nul doute son plus fervent disciple.
Des étoiles plein les yeux il écoutait son mentor, s'abreuvant de chacun de ses mots sans pouvoir s'empêcher de rêver. Théophane l'avait toujours aidé, du plus loin qu'il s'en souvienne, à la fois protecteur, confident et professeur, il jouait un rôle décisif dans sa vie. C'était un homme bon bien que rigide, qui ne lui avait demandé, en échange de sa générosité, que de l'application et du sérieux. Parfois pinçant, parfois aimant, il était difficile de suivre le courant de ses pensées. De temps à autre, une idée semblait obscurcir son regard, ses yeux se perdaient au loin l'espace d'un instant avant qu'il ne revienne à lui.
Théophane avait toujours surpris Indra. C'était un homme de contradictions qui modifiait en profondeur notre perception du monde. A la fois sévère et sensible, le quadragénaire aux tempes grisonnantes se montrait avant tout rusé et perspicace. Son physique des plus neutres caché une intelligence et une finesse d'esprit hors-du-commun qui ne cessait d'épater son jeune élève, lui qui n'arrivait pas à comprendre pourquoi un homme de sa trempe s'intéressait autant à lui.
Même s'il n'en avait pas conscience, le jeune garçon était loin d'être bête et progressait rapidement. Il avait une bonne mémoire, surtout en ce qui concernait les détails. Curieux, il était intrigué par toute nouvelle connaissance à acquérir ; cette curiosité était d'ailleurs galvanisé rien qu'à l'idée que sa réussite contenterait Théophane. Son respect pour cet homme tendait vers l'adulation, ce qui amusait son professeur sans qu'Indra n'en comprisse vraiment la raison.
Ce jour-là, ils avaient étudiés des notions scientifiques et entamaient à présent une leçon d'histoire. Comme à son habitude, Théophane étonna son élève par une question abrupte qui venait s'immiscer dans la conversation sans le moindre préambule.
« Dis-moi Indra, en quoi crois-tu ? »
Surpris, le jeune garçon, à peine âgé d'une douzaine d'années, ne sut répondre à cette interrogation que par quelques bredouillements qui s'ensuivirent d'un long silence gêné, ce qui fit sourire son maître. Alors que ce dernier allait passer à autre chose, Indra prit la parole :
« Je ne sais pas vraiment ce qu'il faut croire ni ce que je crois vraiment, mais... je suis sûr d'une chose : je... je vous crois et je crois en vous »
Théophane en fut stupéfait. Cette réponse raisonna en lui, trouvant en écho une joie inattendue. Son regard se perdit, fixant l'horizon. Un mince sourire se dessina sur ses lèvres, lui conférant une étrange mimique. Aurait-il réussi ? Est-ce cela qu'il attendait depuis tant d'années ? Serait-il possible que... Tout se mélangeait à l'intérieur de son crâne, tandis qu'une bouffée d'espoir remontait en lui. Ce garçon en qui il avait fondé tant d'espoir... C'était peut-être lui ! Une excitation irrépressible le gagna, mais il n'en laissa rien paraître en dehors de son sourire qui s'agrandissait de plus en plus. Il ne fallait pas qu'il relâche ses efforts, pas maintenant, pas en cette minute où tout semblait de nouveau possible.
Indra l'observait, circonspect, ne sachant sur quel pied danser. Qu'avait-il encore dit pour provoquer une telle émotion ? L'expression de Théophane lui semblait goguenarde, le mettant mal à l'aise.
« Excusez-moi monsieur,
- Hein... Pardon. Qu'as-tu dit ? Pourquoi t'excuses-tu ?
- Euh... Vous...vous sembliez narquois face à ma réponse, bégaye-t-il.
- Oh non, pas le moins du monde. Je suis enchanté par ce que tu m'as dit tout comme de la confiance que tu sembles me porter. Je songeais simplement à un vieil ami et à une promesse que nous nous étions fait il y a longtemps. Je ne me serais pas permis de me moquer de toi. Et même, ta réponse m'a tellement plu que je t'autorise à partir un peu plus tôt aujourd'hui.
- Vraiment ?!
- Mais oui, déguerpis vite avant que je ne change d'avis. »
Indra s'en va, laissant un Théophane songeur.
Il pourrait le devenir, n'est-ce pas ? Il n'y croyait plus et pourtant... ce garçon semble idéal. Cela fait si longtemps... neuf ans. Après neuf longues années leur rêve paraît enfin réalisable. La voie s'éclaire et se pare de nouvelles couleurs.
Il faut qu'il le contacte, le plus vite possible. Depuis tout ce temps... Maintenant, il en est certain, ils peuvent réussir. Son élève le croit, l'aime, l'idolâtre ! Il est doux, humble et sait se montrer assez éloquent. Indra se montre donc prometteur, très prometteur. Seulement, il va falloir jouer astucieusement pour ne pas tout perdre en le perdant.

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Envol
Mistério / SuspenseFantasmer est une chose, poursuivre ses rêves sans se perdre en chemin en est une autre.