Chapitre 1 : Le Vol

16 2 26
                                    

       La nuit était tombée depuis des heures déjà sur Isodia, la capitale du petit royaume de Grenage. Pourtant, la ville ne dormait pas encore. Dans les beaux quartiers à l'Est de la métropole, où les habitations modernes côtoyaient les manoirs en pierres centenaires, quelques chapeaux hauts-de-forme et toilettes de taffetas étaient encore visibles dans les rues pavées, éclairées par la lueur rougeoyante des becs de gaz. Les gentilshommes et les dames de bonnes familles riaient et bavardaient, emmitouflés dans des manteaux épais les protégeant de la bruine, ignorant que sous leurs pieds, des individus aux desseins plus sombres guettaient dans l'obscurité...

     Kholm prit une profonde inspiration, et le regretta immédiatement.

       L'odeur âcre et piquante faisait naître des larmes dans ses yeux bleu et gris. Il remit en place son masque à gaz, qui avait glissé, les sangles de celui-ci n'étant pas de première jeunesse. Respirant de nouveau convenablement, il médita sur sa situation plus qu'inconfortable, resserrant la capuche qui protégeait ses cheveux bruns. Il s'adossa contre le mur de terre lisse et froid, et sa main s'enfonça légèrement dans quelque chose de mou et tiède. Il frissonna, remerciant silencieusement son instinct qui l'avait encouragé à s'équiper d'épais gants en cuir. Il secoua sa main avec dégoût, réprimant un haut-le-cœur. Ses pieds s'enfonçaient dans une mélasse sombre et malodorante, et dès qu'il essayait de se dégager, la boue tentait d'aspirer sa botte avec un horrible bruit de succion mouillé. Et, pour la énième fois de la soirée, il se demanda pourquoi il se trouvait, là, sous le manoir Wilterson, et pas bien au chaud sous sa couette.

      La demeure du comte Wilterson était une véritable forteresse. Le manoir, vestige d'un ancien château fort, avait longtemps servi de poste défensif de la ville, avant d'être racheté une vingtaine d'années auparavant par le comte. Celui-ci s'était empressé d'ajouter aux mâchicoulis, douves et murs de trois mètres d'épaisseur quelques défenses plus modernes. Il avait fait installer des grilles électriques aux fenêtres, des portes blindées réputées inviolables et  un système d'alarme déclenché par des détecteurs de mouvements. En plus de cela, il payait une vingtaine de vigiles, pour la plupart d'anciens gangsters accompagnés de chiens de combat, qui quadrillaient l'ensemble de la propriété de façon parfaitement aléatoire. Autant dire que celui qui réussirait à s'introduire dans la demeure Wilterson sans y être invité n'était pas encore né, comme aimait le dire le comte.

    Inventeur de génie doublé d'un redoutable homme d'affaires, il avait fait fortune avec sa société, « W.W. Sécurité», en vendant ses systèmes de sécurité sophistiqués à travers tout le pays, et de nombreux dirigeants, musées, commerçants et particuliers utilisaient ses inventions. Il se vantait de bientôt mettre la guilde des Voleurs au chômage technique.

      Cependant, tout génie qu'il était, Lord Willow Wilterson n'en restait pas moins un être humain, capable d'oublis et de maladresses. Dans son cas, un minuscule détail n'était pas parvenu à son brillant esprit : les latrines.

    Celles de l'aile réservée aux domestiques n'avaient pas encore été reliées au tout-à-l'égout, et fonctionnait selon l'ancien modèle de la ville. Les toilettes sèches étaient creusées au-dessus d'une cuve, vidée une fois par jour dans le courant d'eau artificiel créé pour amener les déchets à la station d'épuration. Khôlm avait donc attendu que la cuve se vide pour se faufiler à l'intérieur avant que la grille automatique ne se referme.

Le comte avait tort sur deux points. Premièrement, la guilde des Voleurs était loin de fermer boutique. Deuxièmement, celui qui s'introduirait dans la demeure Wilterson était né depuis 15 ans.

Bon, cela dit, le jeune Voleur était loin d'être dans une situation bien glorieuse dans l'instant présent. Accroupi dans l'immense cuve, il consultait le petit carnet sur lequel il avait dessiné grossièrement le plan du manoir. Dans les semaines qui avaient précédé, il avait longuement observé les allées et venues des habitants de la maison, et s'était même déjà introduit dans la cuve, mesurant avec soin chaque orifice creusé à même la terre. Il en avait conclu qu'un seul accès était assez grand, assez peu visité et assez en retrait pour qu'il puisse y sortir sans être vu. (Même s'il s'était déjà imaginé la frayeur qu'il pourrait causer à un domestique s'il voyait une tête sortir des toilettes, et cette vision faisait pétiller ses yeux de malice).

La Bibliothèque d'IsodiaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant