0 - Nana

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Le trou n'est pas si profondément enfoncé dans les bois que tout le monde le prétend. Ils n'ont eu qu'à partir de l'ancien manoir Everett et marcher vers l'ouest une quinzaine de minutes, de ce pas soutenu propre aux enfants impatients, pour apercevoir la première bande jaune de la police. Clouée sur le tronc d'un arbre crevé, une pancarte en bois avertit les voyageurs imprudents du danger ; une tête de mort surplombe un gouffre béant, ouvert sous leurs pieds comme la gueule d'une créature affamée, aveugle et stupide. Nana ne trouve pas ça impressionnant du tout.

Marchant en tête de file, elle est la première à s'arrêter une fois le bord du trou en vue. Elle lève les bras à hauteur de ses amis pour les stopper dans leur marche. Ruben, qui regardait le sol, fait un drôle de bruit lorsque son nez rencontre son coude. Blue, quant à elle, se glisse sous son bras tendu pour s'approcher davantage du gouffre et s'accroupir près des dernières bandes jaunes. Nana redoute un instant de la voir passer en-dessous comme ils sont passés en-dessous des précédentes, mais elle se contente d'observer le trou sans avancer d'un centimètre supplémentaire. Le sol est mou sous leurs pieds, et l'air transporte une agréable odeur d'herbe mouillée. Le chant monotone d'un oiseau se fait entendre du haut d'un arbre qu'ils ont dépassé depuis longtemps. Rien, à cet endroit précis, n'est aussi mystérieux ni menaçant que le prétendent les adultes. Tout est juste plus silencieux qu'ailleurs.

L'expédition vers le trou a été facile. Après les avoir cueillis à la sortie du handball du mercredi après-midi, Morgane, la sœur aînée de Nana, s'arrête toujours un moment à l'ancien manoir Everett pour y faire elle ne sait trop quoi (il s'agit en réalité d'un centre d'accueil, et ce depuis plus d'un an, mais, à ses yeux, il restera l'ancien manoir Everett pendant encore quelques années). D'habitude, Nana en profite pour gratter de quoi goûter auprès des cuisines, mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, elle a emmené ses deux camarades dans le jardin et attendu le bon moment pour échapper à l'infatigable vigilance de sa sœur. Elle se mettra en colère, bien sûr, mais sa colère sera éphémère, teintée d'une inquiétude bien plus concrète qui la fera fondre comme neige au soleil. Être orpheline, Nana l'a compris, a ses avantages.


— On devrait jeter quelque chose dedans pour voir, déclare-t-elle, les bras croisés, à un peu plus d'un mètre de l'endroit où le sol s'arrête brusquement.


Ruben, qui s'est accroupi près de Blue pour torturer une fourmi égarée avec la pointe d'une branche, lève vers elle son visage dénué d'expression. Une feuille brune chapeaute en douce sa tête blonde, et son regard clair porte le même ennui qui semble l'accompagner en permanence.


— Pour voir quoi ? demande-t-il. C'est qu'un trou.

— Je sais pas, moi ! s'énerve Nana. Pour voir si ça fait quelque chose !


Blue s'empare d'une pierre pour la jeter devant elle avant que le garçon puisse réagir. La roche roule jusqu'à la bordure de l'abîme, puis bascule dans le vide comme elle l'aurait fait dans n'importe quel autre. Ils tendent l'oreille mais ne l'entendent pas rencontrer d'obstacle. Ils ne l'entendent même pas atterrir. Contrariée, Nana fronce les sourcils. Où est ce trou dont la vue est censée bouleverser les gens jusqu'au plus profond d'eux-mêmes ? Ces abysses au cœur desquelles des spéléologues suspendus au bout d'une corde auraient fondu en larmes comme des nouveaux-nés, ce mystère au contact duquel ils seraient devenus fous ? Elle ne ressent rien de tout ça. À vrai dire, elle ne ressent rien d'autre qu'une profonde déception.


— Vous croyez qu'il a vraiment pas de fond ? s'émerveille Blue. Que tout ce qu'on jette dedans disparaît pour de vrai ?

Le Club de Lecture de la Fin du MondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant