La couleur des regrets

Chapitre 6

1h37.

Le temps qu'il fallût à Nathanael pour s'échapper de la forêt, prison de bois et de ronces qui taillèrent ses jambes en pièces, ne lui laissant à peine que le peu de chair dont il avait besoin pour pouvoir continuer d'avancer. Le temps qu'il prît pour courir sur une dizaine de kilomètres sans s'arrêter, plongé dans l'obscurité nocturne et le désespoir de ne trouver aucune aide dans cet environnement aussi solitaire qu'hostile, avant de miraculeusement atteindre son but et retrouver la lumière qu'il avait alors perdu de vue.

1h37.

Le temps que prit Samuel pour se vider de son sang.

La principale ouverture se situait dans le dos du jeune homme, due à un rocher dépassant de la rivière d'au moins 40 centimètres, dont plus d'une dizaine avaient réussi à transpercer le malheureux. Aucune artère touchée, mais le diamètre du creux avait donné un résultat bien plus impressionnant. La roche avait réussi l'exploit de boucher la plaie qu'elle avait elle-même créé, permettant à la victime de se vider de son sang plus lentement que prévu. Selon l'autopsie, Samuel ne sombra dans l'inconscience qu'au bout d'une heure et quart. Pendant une heure quinze, le jeune homme était éveillé, blessé, choqué, traumatisé, sans être capable de penser correctement ou de faire ne serait-ce qu'un simple mouvement. Une heure quinze à attendre, immobile, en observant le ciel avec la certitude de bientôt rejoindre les étoiles brillant au-dessus de lui.

Derrière un arbre, Nathanael vomit. Même s'il avait dû confirmer l'identité de son âme jumelle, ce n'est pas la vision du corps blanchît par la mort qui l'écœura, encore moins la description que les autopsieurs avaient fait de ses derniers instants. Les parents de la victime, dont les regards détruits par la souffrance fusillèrent le jeune homme ne fût qu'une goutte de plus dans un vase déjà débordant de tous les côtés. Rien de tout cela n'importait plus que cette pensée qui le hantait depuis maintenant plusieurs heures, détruisant le peu de contrôle qu'il avait pu conserver jusqu'alors. Une phrase, quatre mots, réapparaissant dans son esprit à chaque seconde sans lui laisser une once de répit.

C'était sa faute.

Rien ne serait arrivé si Nathanael n'avait pas décidé de venir dans ce bar, s'il ne s'était pas assis à cette table précise, s'il n'avait pas décidé d'attendre dehors, s'il n'avait pas discuté avec cet inconnu à l'entrée du bar. S'il avait gardé la bague dans sa poche comme il l'avait prévu, la voiture de son âme jumelle n'aurait pas été endommagée. S'il n'avait pas voulu prendre cette photo du paysage, s'il n'était pas monté sur ce rebord, s'il avait fait ne serait-ce qu'un peu plus attention à son équilibre, rien de tout cela ne serait arrivé.

Il aurait dû mourir à sa place.

Samuel l'avait prévenu, pourtant. Le rebord était bien trop glissant pour prendre le risque de se mettre debout dessus. Il n'avait rien écouté. Il aurait dû. Rester assis, sagement, à discuter et à rire de tout, à se découvrir encore un peu. Au lieu de s'attarder sur le ciel, il aurait dû poser ses yeux sur la personne à ses côtés. Mais il n'avait rien fait de tout cela. Quelle conséquence en a-t-il tiré ? Une cicatrice à la tempe. Samuel s'est empalé sur un rocher.

Nathanael était à mi-chemin vers son studio. Il aurait souhaité rester à la morgue, mais le remord l'a empêché de le faire. La famille de Samuel avait plus de légitimité à observer le cadavre que lui, de toutes façons. Un meurtrier n'avait aucune raison de chercher un quelconque réconfort auprès de sa victime. Même Nathanael s'accordait à dire qu'il n'avait pas sa place parmi l'entourage de Samuel.

D'un regard détaché, le jeune homme fixa son auriculaire droit, dont les phalanges étaient recouvertes de bandages blancs assez solidement attachés pour empêcher le doigt de bouger, ne serait-ce que d'un millimètre. Cette blessure était le minimum qu'il pouvait recevoir, un centième du châtiment qu'une personne comme lui devrait subir. Un doigt cassé, quand il avait supprimé une vie. Il se serait brisé la main, si cela avait pu changer la réalité.