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Elle achète deux sortes de boudin bruns fourrés, puis me ramène à la plage où je peux sortir de mon abri. Heureusement, on est seuls : d'après l'humaine, c'est un bout de sable où personne ne vient jamais.

Aellai me tend ce qu'elle appelle "sandwich", et je croque dedans avec hésitation. C'est... étonnant : le goût est d'abord dérangeant, mais je finis par m'habituer et l'apprécier. Il est apparemment au saumon et à la salade, ainsi qu'au concombre : ce sont respectivement un poisson, une herbe et un légume terrestre. Le plus étrange reste le pain, qui enrobe le tout d'une texture dure et solide compliquée à mâcher. Je dévore tout de même mon sandwich avec appétit, content de découvrir des spécialités culinaires très différentes des nôtres.

- Votre village est vraiment... à la fois étrange et passionnant ! Lance-je une fois tous les deux installés au bord de la mer suite à notre repas, les jambes remuant le sable sous l'eau.

- J'aimerais beaucoup voir le tien... Mais je ne pense pas pouvoir descendre assez profond, répond l'humaine en regardant l'horizon.

- Je ne pense pas non plus : vous, les humains, n'avez jamais découvert notre antre pour cette raison ! Notre cité est vraiment au fond de l'eau, et seul notre entraînement annuel nous permet de pouvoir remonter à la surface sans soucis liés à la faible pression, me vante-je avec malice.

- Tu sais que nous avons faits beaucoup de progrès technologiques et que nous pouvons maintenant aller très profondément sous l'eau! Il faut juste l'équipement nécessaire.

- Qu'est-ce que cela signifie, « technologique » ? je demande, intrigué - encore - par ce nouveau mot.

- C'est dur à expliquer ! Mais par exemple, le talkie-walkie est un objet technologique. Celui dont nous nous servons le plus est le téléphone portable, qui permet la même chose que le talkie-walkie mais avec une plus longue distance et surtout beaucoup d'autres options ; mais Maman ne veut pas que j'en ai un avant mes quinze ans...

- Qui est Maman, exactement ?

- C'est vrai, j'avais oublié ! Si vos parents sont communs pour tous les enfants, tu ne sais pas. Chez nous, ce sont les premiers mots que nous apprenons : Papa et Maman. Nos... géniteurs, comme tu dis.

- Mon premier mot a été poisson... Je crois que j'aime beaucoup manger, m'esclaffe-je avant de résumer mes nouvelles connaissances. Donc... Vous avez seulement deux personnes s'occupant de vous, vos géniteurs, que vous appelez parents, c'est ça ? C'est quoi la différence entre Papa et Maman, du coup ?

- C'est selon le genre... Attend, vous n'êtes pas genrés ? Demande-t-elle avant de sourire devant mon incompréhension totale. On part de très loin avec toi dis-donc ! Selon nos organes génitaux, on nous désigne un genre à la naissance. Fille pour les femelles, garçon pour les mâles. Pleins de comportements stéréotypés sont attribués aux genres, donc certaines personnes ne se reconnaissent pas dans leur genre assigné et d'autres luttent pour que ces idées reçues changent. Moi, je suis une fille ! J'étais persuadée que tu étais un garçon, mais du coup, t'es juste... neutre ?

- Mais quelle différence il y a entre filles et garçons, à part le sexe ?

- Il y a des différences génétiques, mais aussi sociales : les femmes seraient plus douces et calmes et les hommes plus forts et travailleurs. Ce sont des rôles, mais certaines choses sont vraies, même aujourd'hui !

- Je trouve ça idiot. Pourquoi se donner un comportement à avoir en fonction d'une futilité comme le sexe ?

- Aucune idée. Mais c'est bizarre aussi de ne pas faire de différences, non ? Il y en a quand même des biologiques qui peuvent être importantes... Je ne saurais pas distinguer les comportements véritablement liés au sexe ou ceux liés à la société, mais de nombreux hommes et femmes correspondent aux stéréotypes sans même le vouloir. C'est que ça doit être vrai, non ?

- Peut-être.... Mais je ne pense pas que cela vienne du sexe. Il y a quelques différences, oui, mais elles sont moindres alors de là à influencer notre comportement ! Chez nous, les mâles et les femelles sont indifférenciés, et nous ne changeons pas selon notre sexe : nous ne savons parfois même pas quel est celui des autres !

On reste pensifs, comme ça, à observer les reflets irisés du soleil sur la mer. Quelle drôle de société tout de même ! Tout est organisé de façon impensable pour nous. En même temps, j'en deviens curieux : qui sont mes géniteurs ? Je pense que même eux ne le savent pas. Nous sommes tous mis ensemble dès la naissance, comment s'en soucier ? Mais après tout, une part d'eux est en moi, et une part de moi se retrouvera peut-être un jour dans les enfants de la cité...

- Je me demande quelque chose : vu que ça implique d'énormes responsabilités, beaucoup de personnes ont des enfants ? Demande-je alors que cette question vient de m'apparaître.

- Plus que tu ne le crois : nous sommes en surpopulation ! L'instinct maternel, qu'on l'appelle. Cette envie irrépressible d'avoir des gosses... Maman m'assure que ça m'arrivera. Franchement, j'ai pas envie ! râle Aellai en riant.

- Je ne veux pas être Baleine ; je ne suis pas sûr que j'aurais des enfants si j'étais humain ! Confirme-je.

- D'ailleurs, tu ne m'as toujours pas expliqué la différence entre les Bélugas, les Dauphins et les Narvals, demande à nouveau l'humaine de son sourire malicieux habituel.

- Les Bélugas sont les enfants de leur naissance à cinq ans, commence-je, fier de lui expliquer quelque chose à mon tour. Les Dauphins ont donc de cinq à dix ans, et passent ensuite comme Narvals, jusqu'à quinze ans où nous choisissons notre profession et donc notre formation nous permettant d'y accéder. Moi, je suis un Dauphin, mais dans quelques jours je deviendrai un Narval, lors de la cérémonie annuelle du Passage. Nous commencerons alors à rencontrer des professionnels de tous les métiers pour ensuite choisir notre orientation. J'ai hâte, même si je n'ai encore aucune idée de ce que je veux faire plus tard.

- Vous aussi c'est compliqué, dis donc !

- Pas du tout ! C'est très simple, au contraire !

- Non ! C'est compliqué !

- Simple !

Enfants que nous sommes, nous commençons à jouer dans le sable, avant de migrer progressivement dans l'eau. A coup de vagues et autres éclaboussures, jeu qu'on ne peut connaître vivant sous l'eau, on s'amuse en riant. Nous plongeons ensuite sous l'eau et Aellai m'emmène dans ses coins préférés, me montrant des bancs de poissons multicolores ou de magnifiques récifs de coraux. Notre après-midi passe vite, entre cette exploration sous-marine ou nos fous-rires sur les rochers.

Elle me raconte les films qu'elle a vu, je lui raconte nos histoires et légendes. Elle ne connaissait pas celle de Triton, mais Poséidon est aussi connu chez les humains : elle court à la bibliothèque chercher un livre fait en papier, un matériau où sont imprimées de petites lettres noires indescriptibles. Elle me lit les mythes du Dieu de la mer, racontés depuis des milliers d'années, et m'apprend qu'il n'est pas le seul Dieu dans la mythologie grecque, mais que certaines religions n'en ont qu'un. Elle m'explique comment s'organisent les religions aujourd'hui, et je lui décris nos cérémonies destinées à demander de la chance aux esprits de l'océan, nos offrandes aux Kappas - créatures farceuses ayant, dit-on, suivi Triton lors de son voyage autour du monde, de la Mer du Japon jusque dans notre région - que nous prions d'apporter bonheur plutôt que miséricorde, nos discours du cœur, invoquant l'espoir et le meilleur des destins. Je lui explique le rôle de l'Esturgeon, qui organise le temple et communique avec les esprits, et Aellai me parle des Eglises orthodoxes, catholiques et protestantes, et des autres religions existantes dans le monde.

Nouvelle - Jour EclipseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant