Lire

90 12 1
                                    

"La lecture encombre la mémoire et l'évaluation de penser."

Herbert George Wells


La page du livre reste entre ses doigts fins, prêts à l'envoyer valser du côté de celles déjà lues. Le regard froncé sur les derniers mots du chapitre, Liz les engloutit d'une traite avant de refermer la brique qu'elle avait en main, la posant sur la table du salon. Il était déjà tard, trop tard. Peu importe, ce n'est pas comme si elle allait se lever demain. Pourtant elle a 14 ans. C'est l'âge de l'école, de l'apprentissage, des découvertes. Pour elle, pourtant si jolie, c'est surtout l'âge de la peur. Elle quitte le canapé, le pas traînant et les cheveux cachant une bonne partie de sa vision, elle rejoint sa chambre sans même regarder. Ce chemin, elle le ferait les yeux fermés. Elle a l'habitude de le faire les yeux fermés, somnolente quand la lueur du soleil inonde déjà la cuisine de ses rayons incandescents. Elle entend alors en général son père grogner, surement en voyant son zombi de fille. Mais elle n'entend pas, ou plutôt elle n'écoute pas. Elle monte les marches, s'affale dans son lit et s'endort sur un air de musique. Du Radiohead la plupart du temps. De la musique classique quand son monde est un peu plus coloré. Parfois, il arrive qu'elle allume son ordinateur, au moins aussi vieux qu'elle, pour lire quelques articles sans réels intérêts. Elle s'endort alors sur son bureau jusqu'à ce que "cet idiot de frère" comme elle siffle entre ses dents, vienne la réveiller en sautant sur le lit jusqu'à enfoncer les lattes dans le parquet. Puis rebelote. Petit déjeuner avec le journal, pas forcément intéressant, puis des magazines pour se tenir au courant de ce qui existe hors de son cocon jusqu'au déjeuner. L'après-midi, c'est lecture classique, pour la culture. Puis au soir, c'est libre. Donc roman, n'importe lequel fait l'affaire.

Certains lisent parce qu'ils aiment ça. D'autres comme une échappatoire au train-train affligeant. Certains pour aller faire les bobos sur les terrasses avec leurs amis un peu moins renseignés qu'eux. Et les derniers, ceux qui lisent pour créer. Ceux là, elle les admire. Elle, c'est Liz évidemment. Cette jeune fille de 14 ans, blonde aux yeux gris. "Pas bleus, dommage.", c'est ce qu'on dit. Son père ne sait pas pourquoi elle lit, il ne veut pas vraiment savoir. Tant qu'elle ne lui traîne pas dans les pattes, il est satisfait. Et elle est satisfaite qu'il ne pose pas de questions. Il en a posé quand elle a refusé la première fois d'aller à l'école. La deuxième fois aussi. Puis de moins en moins, jusqu'à accepter qu'elle passe ses journées à la maison. Sa grand-mère était la seule à vouloir la forcer à y aller. C'est normal. C'est la seule qui s'inquiète réellement d'elle. Elle vient une fois par mois, c'est la seule interaction sociale que Liz a. Ou en tout cas la seule qui a un intérêt.

Revenons en au fait. Ce soir, elle va se coucher tard, mais la lune est encore haute dans le ciel noir. Sa grand-mère vient demain. Quand elle rentre dans sa chambre, elle saute dans son lit en vérifiant le peu d'heures qu'il lui reste avant de fermer ses paupières en soufflant. Il fait chaud, quel jour on est? Quel mois? Elle n'en sait rien. Ça ne l'intéresse pas.

Mamie vient ce matin. Je me lève pour prendre mon petit déjeuner mais avant ça je vais à la salle de bain. Un jour par mois, c'est peu. Alors je me fais belle quand elle vient. Je me rince le visage et me regarde dans le miroir. Mon regard est vide, j'essaye de sourire. C'est dur. Mes traits ne sont pas laids, mais je n'ai rien de la fille joyeuse et souriante qu'on me vendait il y a un an. Dans le journal, il y a beaucoup de mauvaises nouvelles. Ce n'est pas vraiment le contenu qui m'intéresse dans tous les cas. Quand la porte sonne, mon coeur fait toujours un bond. Je n'ai plus l'habitude de voir du monde. Mon corps n'y est plus habitué. Quand je lui ouvre la porte, je vois la même mine que celle dans le miroir. Le regard vide, le sourire forcé. Je vois qu'elle le maîtrise elle. Je la fais rentrer sans un bruit. Elle s'installe dans le salon et je la rejoins après lui avoir préparé son café. Noir, deux sucres. Je la connais par coeur ma mamie. Elle me questionne sur mes journées. Je mens un peu, je les rends plus intéressantes. Je n'ai pas envie de parler de ce que je lis dans tous les cas, c'est entre moi et ma conscience. Après quelques minutes, elle pose sa tasse et me fixe de ses pupilles sombres.

"Liz, vis-tu encore? Arrives-tu à être heureuse?"

Je manque de m'étouffer avec ma citronnade. Je pensais l'avoir de mon côté. C'est un coup bas ça. Me rappeler cet événement. Et surtout me poser ce genre de question. Est-ce que je vis encore? Je ne lui réponds pas, et la journée passe. Elle me prend dans ses bras avant de partir. Cette chaleur protectrice me fait un bien fou, mais ça ne suffit pas. Puisque cette routine mensuelle est spéciale, je vais me coucher plus tôt.

Liz se regardera dans le miroir, touchant sa peau. Vit-elle encore? Elle traine des pieds jusqu'à sa chambre et s'installe à son bureau. L'histoire que je vais vous conter commence ici. Elle n'allume pas son ordinateur pour lire, non. Ce soir, cette fois, il en suffit d'une, elle saisit un stylo, une feuille, et elle écrit.

Dans les livresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant